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À Târgu Jiu, les habitants du quartier Slobozia subissent l’exploitation illégale d’une décharge. Cette dernière pose des problèmes sanitaires et environnementaux qui mobilisent peu les autorités locales.

Malgré les tirs de canons effaroucheurs, les charognards rôdent par dizaines au-dessus des montagnes de déchets. Sous un soleil de plomb, ils guettent le défilé des camions-poubelles qui, un à un, déversent le butin de leur collecte à la décharge de Târgu Jiu. Les ordures s’accumulent, le rouleau compacteur s’affaire et les chiens montent la garde, à la recherche d’une ordure à se mettre sous la dent. La mise en décharge est encore une méthode privilégiée pour l'élimination des déchets en Roumanie : 85 % des ordures récoltées en 2020 ont été mises en décharge, et 14 % recyclées. En moyenne, les pays européens recyclent 47,8 % de leurs déchets.

Des hauteurs de la décharge, on aperçoit les premières habitations à travers les brumes de chaleur. À vol d’oiseau, la rue principale de Slobozia ne se trouve qu’à 800 mètres de là. Et pour les riverains, le retour des fortes chaleurs rime avec retour des mauvaises odeurs. En fin de journée, des effluves soufrées envahissent ce quartier excentré : un mélange d'œuf pourri, de fumier et de poubelles restées trop longtemps au soleil. « Le soir, on ne peut plus manger dans le jardin, les odeurs de la décharge nous donnent envie de vomir », déplore Andreï*, installé à Slobozia depuis une dizaine d’années. 

Riverains VS Polaris Mediu SRL

Selon les riverains, les premiers désagréments sont apparus à l’été 2015, et sont devenus insupportables en 2018, même lorsque portes et fenêtres des maisons sont fermées. « Je ne compte plus les nuits au cours desquelles j'ai emmené mes enfants pour aller dormir chez mes parents. Nous ne pouvions tout simplement pas respirer dans la maison », se remémore Mădălina Şarapatin. Pour protéger la santé de sa famille et celle de ses voisins, cette habitante a créé l'association Slobozia veut un air propre. Ensemble, des riverains luttent contre la société qui exploite la décharge depuis 2016, Polaris Mediu SRL, leader dans la région.

Pour prouver que la décharge est à l'origine de ces émanations et qu’il y a un risque pour leur santé, l’association a investi dans un capteur mesurant la qualité de l'air, installé dans le quartier à 1,5 km de la décharge. « L’odeur n’est pas juste nauséabonde, à force, elle pique le nez, assèche la gorge, et il arrive qu’on ait des vertiges, confie Andreï. Aujourd’hui, ça pue mais demain, qui sait si on pourrait avoir un cancer ? » Il sort son téléphone pour suivre, en direct, l'évolution du taux de sulfure d’hydrogène dans sa rue. Même à faible dose, cette substance est très toxique.

Car chaque jour, à partir de 18 h, la courbe du sulfure d’hydrogène augmente brusquement, atteint son apogée aux alentours de 2 h du matin, puis diminue progressivement dans la matinée. En fin de journée, l’entreprise utilise d’importantes quantités d’acide sulfurique pour traiter le « jus de décharge », qu’on appelle lixiviat, récupéré après avoir tassé les déchets. Ce produit dégage du sulfure d’hydrogène qui se répand dans l’air, jusqu’à Slobozia. Des émanations qui s’ajoutent à celles des gaz libérés lors de la décomposition des ordures ménagères, qui contiennent déjà du sulfure d’hydrogène.

 

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C'est grâce à une application que les habitants de Slobozia surveillent le taux de sulfure d'hydrogène. © Laura Remoué

Une entreprise qui ne respecte pas les normes environnementales

« En 2020, ils ont utilisé 322 tonnes d'acide sulfurique pour traiter les lixiviats », affirme Mădălina Şarapatin, après avoir reçu des données de l’Agence de protection de l’environnement de Gorj. Seulement, le permis environnemental auquel Polaris Mediu est soumis n’autorise qu’un maximum de 100 tonnes par an. Certaines nuits, les valeurs de sulfure d’hydrogène enregistrées sont 70 à 90 fois supérieures à la limite légale : le 29 avril 2022, elles ont même atteint 1,48 mg/m³, pour 0,0150 mg/m³ autorisés, soit presque 100 fois supérieures.

En mars 2021, la décharge a été fermée par la Garde environnementale après que les analyses ont prouvé que Polaris ne respectait pas les normes en vigueur : empoisonnement du sol avec les lixiviats, des rivières alentour et de l’air que les riverains respirent. Une plainte collective des habitants avait poussé les autorités à se rendre sur place, et constater que certaines installations figurant déjà sur le contrat d’exploitation de la décharge en 2019 n’existaient pas.

« Avant la fermeture, le système de traitement des gaz et des lixiviats n’existait pas, rapporte un élu local. Ils ont fini par l’installer quand la Garde environnementale les a épinglés l’an dernier, et leur a imposé de se mettre en conformité avec la loi. » Avec le feu vert des autorités, la décharge a rouvert en juillet 2021.

Pourtant, le degré de pollution continue d’augmenter dans le secteur. « Les autorités savent que l'activité de la décharge est illégale, mais personne ne lui impose de respecter la loi », déplore-t-elle. Qui peut agir ? Selon cette source très engagée dans ce dossier, la mairie pourrait mettre fin à sa collaboration avec Polaris Mediu si les conditions du contrat ne sont pas respectées. La préfecture devrait faire respecter les normes environnementales. « La Garde de l’environnement, la Direction de la santé publique, le Conseil du comté de Gorj… Toutes peuvent faire quelque chose. »

Et la pollution des sols ?

Les riverains craignent avant tout pour leur santé. Mais la question de la pollution des sols et de l’eau n’est pas en reste, car, là aussi, peu d’études existent. Pour sûr, lorsqu’il pleut beaucoup et que les cuves sont pleines, une partie des lixiviats est évacuée avec les eaux de pluie. Ces liquides toxiques sont rejetés, sans traitement, dans la nature. En août 2019, la première parcelle de déchets a été fermée sans évaluation environnementale. La deuxième parcelle est déjà presque pleine et, malgré ces antécédents, la mairie a approuvé l’ouverture d’une troisième parcelle en décembre. « S’il y a déjà des problèmes avec les deux premières cellules, qu'est-ce que cela va être avec les suivantes ? », s’indigne Andreï.

La solution n’est pas tant de fermer la décharge que de la mettre aux normes. « La fermer, ça serait bien, mais où iront les ordures ? », demandent en chœur les habitants de Slobozia, rencontrés dans la rue un soir d’orage. Lorsqu’elle a temporairement fermé ses portes l’an dernier, les déchets du comté ont été envoyés à Drobeta-Turnu Severin, à plus de 100 km de là. Et pour les habitants de toute la ville, les frais de gestion avaient augmenté.

Dans le centre, on ne se préoccupe de la décharge que lorsque le vent y pousse les odeurs. Mais de son jardin, Cristian*, lui, l’aperçoit tous les jours. Il habite Slobozia depuis une cinquantaine d’années, et malgré les désagréments, il ne compte pas déménager. « Il est beaucoup plus facile d’arranger la décharge que de déplacer des dizaines des familles. » Sur le trottoir d’en face, Andreï insiste : « La loi garantit à tous les Roumains le droit à un air propre. Ce n’est pas à nous de bouger mais aux autorités d’agir. »

Camille Lowagie et Laura Remoué

*pour des raisons de sécurité, les sources ont été anonymisées

Polaris Mediu SRL et la mairie de Targu Jiu n’ont pas donné réponse à nos questions. La Garde environnementale du comté a finalement répondu mi-juin à News d'Ill. Elle assure être en conformité avec les plans nationaux et régionaux de gestion des déchets. Selon elle, c’est à l’opérateur, Polaris Mediu, que revient l’obligation de déterminer son niveau de pollution et d’interrompre immédiatement ses activités lorsque les limites légales sont dépassées. Elle admet des « fuites accidentelles » de lixiviat lors de fortes précipitations, mais déclare qu’il est d’ordinaire bien traité. Concernant la réouverture de la décharge en 2021, elle justifie sa décision par la réalisation de travaux de mise en conformité par Polaris.

 

 

 

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