La Roumanie est devenue une terre prisée par les investisseurs étrangers. En 2008, deux entrepreneurs suisses ont lancé un élevage de viande bovine au cœur du pays. Leur succès illustre le basculement du secteur agricole roumain vers un modèle productiviste.
De vastes étendues de pâturages parsemées de taches noires, et en toile de fond, le blanc manteau des Carpates. Derrière ce décor bucolique dans le sud de la Transylvanie, se cache le projet de deux investisseurs suisses. Son nom ? Karpaten Meat Group (KMG). Les taches dans le décor ? Leur or noir à eux, mais celui-ci a quatre pattes et meugle par intermittence. C’est l’élevage de bovins de race Angus que les deux comparses helvétiques, Samuel Widmer et Stefan Jung, ont lancé en 2008. Ainsi va Heidi au pays de Dracula.
KMG fait partie de ces nombreuses entreprises étrangères venues s’implanter en Roumanie. Un choix pas si anodin. Une étude européenne publiée en 2015 estimait déjà que près de 40 % des terres agricoles roumaines étaient entre les mains d’investisseurs étrangers.
Basculement économique
L’essor de KMG représente le tournant pris par le secteur agricole roumain ces dernières années : celui du déclin de la paysannerie traditionnelle et de la concentration des surfaces agricoles dans les mains des grandes et moyennes firmes. En 2020, le pays comptait 2,89 millions d'exploitations, une baisse de 25 % par rapport à 2010 selon le dernier recensement agricole. En termes de surface, les gros et moyens exploitants tendent à prendre le pas sur les petits agriculteurs, toujours majoritaires dans le pays. Une transition importante, puisque socialement et politiquement, la « petite agriculture » demeure un pilier pour la Roumanie (voir encadré).
Le gros de l’exploitation de KMG se situe aux alentours de Marpod, là où tout a commencé. Aux portes de cette petite commune de la vallée de l’Hârtibaciu, du nom de la rivière qui la traverse, KMG a su prospérer : « On a commencé avec seulement 100 hectares, lance fièrement Laurențiu, « process manager » de la firme, la race Angus est faite pour une culture extensive, c’est simple : il faut environ un hectare par tête et aujourd’hui on a environ 7 000 têtes de bétail ».
Les principaux bureaux de KMG à Marpod jouxtent d’anciens hangars agricoles de l’époque communiste, que la firme a récupérés et réaménagés. À l’intérieur, les imposantes bêtes noires se reposent. En fin de matinée sur l’exploitation, l’odeur de viande grillée emplit les narines et se mêle à celle du purin. Autour de la table, on fête la réussite du groupe dans diverses activités commerciales. Ici, ça cause surtout « business », mais aussi « système » et « management ». Le nouveau monde. Le « swiss process » (sic) appliqué aux terres roumaines a permis un développement considérable en une quinzaine d’années de la firme.
Sebastian Dotcoș, le maire de Marpod et à sa droite Flavius Prodea, son adjoint. Selon le maire : « KMG fait prospérer l'économie locale et permet permet à Marpod de se faire un nom. » © Emilien Hertement
Alors que la taille moyenne d’une exploitation en Roumanie est de 4,5 hectares, KMG s’étale quant à lui sur plus de 10 000 ha. « La firme exportait au départ près de 80 % de sa production, principalement en Europe de l’Ouest, aujourd’hui on est arrivé à 50 % d’export et 50 % pour la consommation roumaine », détaille Enikö Buta, également « process manager » à KMG.
La société se révèle être une véritable machine… une machine bien huilée, à des années-lumière du petit fermier. De la génétique à la chambre froide, tous les éléments de la chaîne de production sont minutieusement réfléchis et exécutés.
Pour croître, les responsables de KMG affirment lier des partenariats avec les paysans qui souhaiteraient se lancer dans la production d’Angus. La firme leur propose un programme d’achat de bêtes, où les éleveurs s’engagent à élever des veaux avec l’appui logistique de la firme, qui les rachètent ensuite entre 6 et 12 mois. « Ce qui compte à la fin, c’est que les standards de qualité soient au rendez-vous », explique Laurențiu. Si KMG ne s’étend pas sur ce qu’il advient du bétail en cas de pépins, la phase d’engraissement a lieu dans leur ferme. Le groupe suisse « garantit » enfin la mise sur le marché de la viande et assure laisser la propriété de leur terre aux éleveurs.
Le maire de Marpod, Sebastian Dotcos, voit plutôt d’un bon œil l’extension des activités de KMG : « Les retombées économiques pour la commune sont importantes, ils sont sur le podium de ceux qui paient le plus d’impôts et ils font vivre l’économie de la région. » Celui-ci atteste tout de même vouloir lutter contre le monopole, et souhaite « trouver un équilibre entre le droit des agriculteurs roumains à cultiver leur terre et les grands groupes ». Mais pour certains, la manière dont s’implantent les grandes firmes étrangères en Roumanie peut s’apparenter à de « l’accaparement de terre », c’est-à-dire l'acquisition légale, bien que controversée, de grandes étendues de terrains. Selon Judith Bouniol, auteure d’un rapport sur le sujet présenté au Parlement européen : « C’est une question très vicieuse, car dans l’Union européenne, cela se fait dans un cadre légal. Il n’y a pas d’expulsions ou de conflits armés. » Pour elle, les conditions même d’implantation dans une société rurale roumaine en pleine mutation posent question : « J’ai assisté à des rencontres avec des paysans démunis, dont les enfants sont partis vivre en ville. Ils perçoivent dans la firme qui vient de s’installer une manière de rendre leur terre productive. Ils ne lisent pas les contrats et les clauses qu’il y a derrière », déplore-t-elle.
Des conséquences pour la biodiversité
Là où KMG passe, l’herbe pousse massivement. « Nous faisons pousser cinq types d’herbes, chacune avec des nutriments différents », précise Laurențiu. À quelques kilomètres de l’exploitation, dans le village d’Hosman, deux membres d’une organisation indépendante qui promeut des « initiatives agricoles durables » critiquent la manière dont KMG s’étend dans la vallée de l’Hârtibaciu. En particulier sur ses collines qui représentent des biotopes d'un grand intérêt pour les botanistes, où des plantes endémiques comme des orchidées, pivoines, jonquilles poussent traditionnellement. « Avant, il y avait de la diversité dans la vallée, maintenant c’est uniformément vert, ce n’est pas un paysage culturel local », se lamente l’architecte paysagiste de l’association.
Le biologiste de l'ONG reproche quant à lui le manque de considération envers un espace protégé : « La vallée est classée Natura 2000, mais on remarque tout de suite le manque de diversité. Ça pose un problème écologique, car cela s’accompagne de la disparition des insectes, des mammifères et des oiseaux ». L’association pointe également du doigt l’augmentation du prix des terrains dans la région depuis la venue du groupe en 2008, ce qui ne permettrait plus aux jeunes souhaitant revenir, d’acquérir de nouveaux terrains. « Les jeunes partent des campagnes. Ceux qui souhaiteraient revenir à la campagne, n’ont plus le choix, ils doivent travailler pour ou avec ces grands groupes », atteste Judith Bouniol. Un écueil supplémentaire dans la gestion de l’espace rural roumain.
Emilien Hertement
La fin d'un monde ?
À la fin de la période communiste en 1989, les unités de production héritées de la collectivisation disparaissent. Lors de la phase de « rétrocession », les terres sont distribuées à la population sous la forme de micro-exploitations de quelques hectares. Dans le même temps, la crise économique pousse une partie de la population à retourner cultiver son lopin de terre simplement pour subsister. Le retour à l’agriculture traditionnelle a ainsi servi de « tampon social » face aux conséquences économiques de la période post-Ceaușescu.
Mais depuis la période précédant l’entrée dans l’UE en 2007, la tendance marque une baisse des exploitations vivrières. La part des très petites exploitations (moins de 0,1 hectare) est passée de 10 % en 2010 à 4 % en 2020. Dans le même temps, la part de celles supérieures à 10 hectares a doublé. Ce processus vient d’une double volonté, d’abord celle du gouvernement roumain d’orienter les politiques publiques tout comme l’enseignement de l’aménagement de l’espace rural vers l’agro-industrie.
Sur le plan européen, une répartition inégale des subventions directes de la politique agricole commune avantage les « grandes » exploitations, tournées vers la production et l’exportation, notamment parce que les fonds passent dans la modernisation de l’outil de production qui favorise la rentabilité. En Roumanie, moins de 1 % des exploitations agricoles (de plus de 500 hectares) reçoivent 50 % des subventions. Enfin, le vieillissement de la population rurale, l’exode de la main-d’œuvre dans les autres pays, et l’écart de revenus avec les zones urbaines plus riches, expliquent également l’effritement de l’agriculture paysanne.