Dans le sud-ouest de la Roumanie, au pied des montagnes, la vallée de Jiu a longtemps été un des grands territoires miniers du pays. Quatre mines de charbon sont encore en activité, avec une fermeture programmée en 2032. « Sans plan B », déplorent les habitants de la vallée.
Il y a moins de trente ans, on ne sortait pas en t-shirt blanc à Petroşani, au cœur de la vallée de Jiu. On pouvait tenter, mais le vêtement devenait noir poisseux. Noire, c’était aussi pendant des décennies la couleur de la rivière Jiu, qui traverse la vallée. À mesure que le cours d’eau retrouve sa transparence, l’horizon devient plus trouble dans la vallée.
Le charbon a longtemps été vedette et source de prospérité de ce territoire situé dans le sud-ouest de la Roumanie. Dans la « valea Jiului », l’extraction a commencé en 1848. Aujourd’hui, la houille ne fait plus partie de l’avenir. L’Union européenne impose au gouvernement roumain de fermer les quatre mines encore en activité dans la vallée d’ici 2032. À Petroşani, plus grande ville du territoire avec ses 40 000 habitants, dans un imposant bâtiment de brique aux airs soviétiques, se trouve le siège de l’entreprise Hunedoara Energy Complex. Le groupe public gère les quatre mines de la vallée de Jiu et une centrale thermique.
Les mineurs et anciens mineurs sont unanimes : les conditions de travail se sont dégradées, faute d'investissements. © Séverine Floch
Christian Rosu, administrateur général de l’entreprise confirme : « On est sur une phase descendante, l’horizon, c’est la fin du charbon. » Contrairement à la France, où les mines ont fermé car les veines devenaient trop difficiles d’accès et les coûts croissants, dans la vallée de Jiu, le charbon, il y en a encore. « Les réserves resteront présentes, même après 2032. Les dernières tonnes seront extraites en 2030. Et les deux années suivantes serviront à s’occuper de la fermeture des galeries souterraines », planifie l’administrateur général. Mais si un nouveau choc mondial venait changer la donne ?
« Le plus grand esprit collectif qui existe »
Moins de charbon certes, mais la vie n’en devient pas plus heureuse pour les habitants. Au contraire. En 2020, la société Hunedoara Energy Complex, endettée à hauteur de 1,5 milliard d’euros, a licencié 1 500 salariés, en grande majorité des mineurs proches de la retraite. 350 licenciements sont prévus en 2022. Ces dernières années, des mines ont déjà fermé leurs portes. Celles encore en activité n’emploient plus que 2 400 personnes aujourd’hui. Ils étaient 45 000 mineurs pendant la décennie 1990. En s’enfonçant dans la vallée, une route centrale traverse les villages, anciens fleurons de l’extraction du charbon.
La mine a longtemps englobé tous les domaines de la vie de la vallée. En témoignent encore le palais culturel minier à Lupeni, grand bâtiment blanc orné de dorures, ou le terrain de football à l’abandon. Aujourd’hui, pour les jeunes mineurs, il s’agit juste d’un emploi comme un autre. « Travailler à la mine, c’est l’emploi le plus stable ici », explique Stefan Dobârcean, 35 ans, habitant de Petrila et contremaître depuis 15 ans à Lupeni. Les conditions de travail n’ont pas évolué depuis les années 1980 : « Le métier est dur car il n’y a pas d’investissements. C’est comme aller au travail dans une maison pas finie. » Mais pour les travailleurs, la solidarité demeure essentielle et question de vie ou de mort. « C’est le plus grand esprit collectif qui existe. Si tu ne fais pas confiance aux autres, il y a des accidents », s’exclame ce père de famille.
Vendre de l’ail des ours pour survivre
Pendant des générations, être mineur était un héritage familial. Cet ancien houilleur de 46 ans, qui travaille désormais dans une station essence, confirme : « À l’école, on nous apprenait que notre futur, c’était la mine. C’était normal d’aller y travailler. Comme tout le monde, mes parents étaient mineurs. » Un sentiment d’appartenance qui a parfois été manipulé. Pendant les « Minériades », à l’aube des années 1990, des milliers de mineurs se sont rendus à Bucarest en train pour contrer une manifestation opposée au pouvoir. Les ouvriers de l’or noir y ont été fortement poussé par le gouvernement et les syndicats. En 1977, les houilleurs de la vallée s’étaient déjà mobilisés, conduisant Ceaușescu à faire des concessions sociales. Depuis ces épisodes, de nombreux Roumains ont une image de « fauteurs de trouble » des mineurs de la vallée de Jiu.
Petrila, 9h30, dimanche matin. Dans un café, assis à une table en formica marron, fleurant bon les années 1970, Luca Vasile a déjà bu son verre de vodka. Son béret sur la tête et son pull bleu marine lui donnent un air de vieux loup de mer. Il paraît bien plus vieux que ses 67 ans. L’homme a été à Petrila pendant 24 ans, jusqu’en 2004. Les yeux brillants, il assure : « La vie et les conditions de travail étaient meilleures pour les gens d’ici quand ils pouvaient travailler à la mine. La fermeture, ça a brisé des familles, il fallait être d’accord sur partir ou rester. »
Joan Soprani, 66 ans, a travaillé pendant 18 ans à la mine. Désormais à la retraite, sa pension ne lui suffit pas. Il vend de l'ail des ours le long de l'artère principale de Lupeni pour survivre. © Séverine Floch
Plus loin dans la vallée, à Lupeni, l’artère principale, bordée de pharmacies et de fripes, est surveillée par une grande cheminée de briques rouges. Les balcons des immeubles ne semblent plus tenir à grand-chose. Devant la boucherie La Provincia et un magasin de vêtements de seconde main, un homme, assis sur un petit siège de camping, vend de l’ail des ours aux passants. « Tout le monde est très pauvre ici. La pension ne suffit pas. Les gens sont obligés d’aller dans la forêt chercher des fruits ou de l’ail des ours et de les vendre pour vivre. Je reçois 263 euros par mois, ce n’est pas assez », confie Joan Soprani. Il a travaillé à la mine de Lupeni de 1983 à 2001. Une autre époque, désormais révolue : « Quand la production était bonne, les mineurs étaient payés davantage, ils se retrouvaient pour boire de la țuică [liqueur roumaine, NDLR] ou une bière », regrette-t-il. L’avenir, il n’en attend plus rien. « Je suis désolé, si vous étiez ma petite-fille vous ne pourriez pas avoir une belle vie, je ne pourrais pas vous aider… », s’excuse le sexagénaire, les larmes aux yeux, la voix tremblante.
« Pas de futur pour les enfants »
Quelques mètres plus loin, Mihai Blaga, 82 ans, chapeau de paille sur la tête et la peau du visage marquée de taches, est tout aussi morose. Il a travaillé à la mine de Lupeni, « la plus grande du secteur », comme chef de brigade pendant 27 ans jusqu’en 1993. Ses yeux se voilent à l’évocation de ce passé. Mihai Blaga parle lentement. « On est beaucoup à avoir des problèmes pulmonaires à cause de la mine. Je dois faire des inhalations contre la silicose. Je me fatigue très vite, mes poumons sont très affectés », confie l’ancien mineur. Hommes et femmes sont tous touchés par l’activité minière d’hier. Peu de femmes acceptent d’en parler, et détournent le regard à l’évocation des mines.
Mihai Blaga, 82 ans, souffre d'une silicose après avoir travaillé à la mine de Lupeni pendant 27 ans. © Séverine Floch
La fermeture des exploitations aspire les forces vives de ces anciens fleurons du charbon. « Le manque d’emplois est un vrai problème, de nombreuses personnes ont quitté le territoire », souligne Felicia Andrioni, professeure en sciences humaines à l’université de Petroşani. Uricani est la dernière ville tout au bout de la vallée. Celle que les habitants décrivent comme « la plus pauvre ». La mine a cessé son activité en 2017, avec son lot de conséquences. Au parc, une femme de la cinquantaine d’années, gilet bleu ciel, est assise sur un banc avec sa fille. Elle surveille ses petits-enfants qui s’amusent sur les structures de jeux. Cette femme a travaillé à la mine d’Uricani, sur la bande de tri du charbon. « Si la mine était encore ouverte, je ne serais pas ici à vous parler, je serais en train de travailler. » Elle s’inquiète des rares perspectives d’emplois dans la vallée : « J’ai trois filles. Une d’entre elles est partie vivre en Autriche avec sa famille. À part être vendeur dans les petits magasins, il n’y a pas de futur pour les enfants ici. Sinon il faut partir. »
Séverine Floch