Pour la première fois, un club de culture magyare a remporté la Coupe de football de Roumanie. Une victoire permise par les subventions massives du leader hongrois Viktor Orbán, qui étend son soft power et excite les passions nationalistes au-delà des frontières de son pays.
« Hajra…» , lance un gaillard sur le quai de la gare de la ville de Sfântu Gheorghe. « Sepsi ! », répond en chœur la foule en rouge et blanc. « Vive Sepsi », en hongrois. Dans le train en partance pour Bucarest, où des écharpes de foot pendent des porte-bagages et des canettes de bière recouvrent les tables, on n’entendra pas un mot de roumain. Ce soir-là, le Sepsi OSK livre un dernier duel pour remporter la Coupe de football de Roumanie. La mairie a affrété un train pour convoyer 500 supporters jusqu'à la capitale. Des milliers d’autres prendront la route.
Pour un club d'une ville de seulement 50 000 habitants, atteindre la première division roumaine moins de sept ans après sa fondation, en 2011, était inespéré. L'équipe a beau compter une dizaine de nationalités et son directeur marteler aux journalistes que le Sepsi est roumain, les supporters sont unanimes : le club représente les Hongrois de Roumanie. De son nom, abréviation du nom hongrois de la ville, Sepsiszentgyörgy, à ses fans, parmi lesquels les Roumains sont rares.
Environ 1,2 million de Hongrois vivent en Roumanie, soit 6,5 % de la population. Implantés depuis des siècles en Transylvanie mais magyarophones, ils ont la citoyenneté roumaine. En effet, la Roumanie distingue la citoyenneté (politique) de la nationalité, liée à la langue et la culture. Dominants politiquement dans la région du Moyen Âge jusqu’au début du XXe siècle, les Hongrois ont perdu privilèges et biens lors du rattachement de la Transylvanie à la Roumanie en 1920. La minorité déchue a subi une politique de roumanisation forcée, accentuée sous le régime national-communiste de Ceaușescu. Même si elle a pu depuis retrouver des institutions propres et une représentation politique, le ressentiment persiste.
Les Hongrois roumains pris entre Bucarest et Budapest
À Sfântu Gheorghe (Saint-Georges), plus des trois quarts des habitants parlent, mangent, vivent hongrois. Sourire aux lèvres, Istvan, fan de longue date du Sepsi, affirme que la finale est « une occasion de se réjouir d’être hongrois ». Certains se sentent encore aujourd’hui considérés comme des « citoyens de seconde main ». « Il y a des inégalités régionales en Roumanie, au détriment de la minorité hongroise », explique Tamás Kiss, sociologue spécialiste des minorités ethniques. Depuis une décennie surtout, le financement par Bucarest des institutions hongroises a diminué, notamment à cause de l’affaiblissement du parti représentant la minorité hongroise, l’UDMR. Mais le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, revenu au pouvoir en 2010 avec un programme conservateur, nationaliste et illibéral, a pris le relai et arrosé de subventions la diaspora de ses pays frontaliers, de l’Autriche à l’Ukraine. En dix ans, les Hongrois de Roumanie ont touché plus de 520 millions d’euros, d’après l’enquête journalistique Hungarian Money.
Plusieurs millions sont allés au Sepsi. Leur dernier fruit : le stade flambant neuf du club et ses tours dorées dans le style de l’architecte hongrois Imre Makovecz. « Viktor Orbán investit partout où il peut booster l’identité hongroise », commente le politologue Sergiu Mișcoiu. Construction d’écoles, rénovation d’églises, achat de médias… et développement du football, « une forme de culture populaire qui permet de construire une nation plus efficacement que la littérature », renchérit Tamás Kiss. L’Académie de football du Pays sicule a reçu plus de 10 millions d’euros des caisses hongroises depuis sa création en 2013. Forte de 14 antennes en Transylvanie, cette structure scrute les clubs amateurs pour recruter de jeunes talents et exporter les meilleurs vers la Hongrie. Alors même que la Hongrie se serre la ceinture, un coûteux projet de deuxième académie promet de consolider le soft power d’Orbán au-delà de ses frontières.
La minorité hongroise en Roumanie est surtout présente en Transylvanie. Les Hongrois sont installés depuis le Moyen Âge dans le pays sicule. Les communes dans cette région ethnique sont souvent peuplées à plus de 70 % de magyarophones. © Emilio Cruzalegui
Un « parallèlisme ethnique » croissant
Interrogés sur le but des financements hongrois, les fans refusent de parler politique. Les experts sont plus loquaces : grâce à sa générosité, le populiste Orbán impose ses thématiques conservatrices et gagne à sa cause une réserve d’électeurs. En 2011, Budapest a octroyé à sa diaspora la double citoyenneté et le droit de vote qui l’accompagne. Parmi les Transylvaniens qui ont voté aux législatives hongroises d’avril 2022 (environ un quart), 94 % ont plébiscité le parti d’Orbán – un modèle de « clientélisme politique », lâche Sergiu Mișcoiu.
Les subventions ont un autre effet, plus insidieux : à l’instar des clubs amateurs, les théâtres en hongrois ou les écoles où le roumain est enseigné comme une langue étrangère fleurissent, et Hongrois et Roumains vivent de plus en plus séparés. C’est ce que Tamás Kiss nomme le « parallélisme ethnique », un projet poussé par les élites hongroises de Transylvanie depuis la chute du communisme comme substitut à l’autonomie politique, et renforcé par les florins venus de la mère-patrie. « C’est bien que chaque groupe ethnique ait des institutions qui le représentent, mais il faut aider davantage les gens à sortir de leur cercle et à aller d’une institution à l’autre », juge Anna Maria Popa, chignon mauve et ongles aussi colorés que le théâtre roumain qu’elle dirige à Sfântu Gheorghe. Cette fervente supportrice du Sepsi, fille d’un Hongrois et d’une Roumaine, voit dans le club une manière de « rassembler la communauté multiculturelle de la ville ».
Mais si Sfântu Gheorghe, où les langues hongroise et roumaine coexistent sur les devantures des magasins, apparaît comme un exemple de cohabitation paisible, une hostilité latente entre les deux ethnies ressurgit de façon erratique lorsque le Sepsi joue loin de chez lui. Lors de la demi-finale à Craiova, dans le sud du pays, des supporters adverses ont scandé « Les Hongrois dehors », rappelle un partisan du Sepsi dans le bar du centre-ville où des dizaines de personnes se sont réunies pour regarder la finale. Dans les gradins de Bucarest, un groupe dissident de fans du Sepsi a rétorqué en tournant le dos à l’hymne roumain – les images circulent sur les réseaux sociaux. Mais pour László, un quinquagénaire râblé venu assister à la retransmission avec des amis, ces tensions ne ternissent pas la victoire du Sepsi contre les Voluntari de Bucarest (2-1) : « C'est juste une histoire de politique. Nous, on n’a pas de problème avec les Roumains. »
Emilio Cruzalegui et Yasmine Guénard-Monin