La place de la Roumanie, pays frontalier de l’Ukraine, a été bouleversée par le déclenchement de la guerre. Sergiu Mișcoiu, directeur de la coopération internationale de l’Université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca, chercheur en sciences politiques et également enseignant à l’Université Paris-Est, décrypte pour Cuej.info les nouveaux défis auxquels son pays doit faire face.
La Roumanie possède 531 kilomètres de frontières communes avec l’Ukraine et, ces derniers mois, des forces supplémentaires de l’OTAN se sont déployées dans l’ouest du pays. Le pays a-t-il des craintes pour son intégrité territoriale ?
Sergiu Mișcoiu : Dès le début du conflit, les autorités se sont voulues rassurantes, en mettant en avant le bouclier de l'OTAN. Mais du côté de la population, il y a très vite eu une certaine émotion et même de la peur, lorsqu’on a vu l’avancée des troupes russes début mars. Des gens ont commencé à faire des passeports pour leurs enfants, et certains qui le pouvaient les ont envoyés en Europe occidentale ou aux États-Unis. Aujourd’hui on peut dire que la grande majorité des Roumains se sent à l'abri. Pour plus de 70 % des gens, selon les derniers sondages, la présence de l’OTAN est la garantie de notre intégrité territoriale. Ceux qui pensent que la Roumanie deviendrait en quelque sorte une cible supplémentaire représentent une petite minorité.
La Roumanie a accueilli plus de 660 000 réfugiés ukrainiens depuis le début de la guerre. © Géraud Bouvrot
Aux frontières du pays, il y a aussi la Moldavie, avec la République autoproclamée de Transnistrie, pro-russe, et où des soldats russes sont présents depuis les années 1990. La récente demande d’intégration de la Moldavie dans l’UE pourrait-elle avoir des conséquences dans la région ?
S.M. : Pour l’instant, c’est surtout de la propagande. L'Union européenne tente de garder la Moldavie dans le giron occidental, mais son entrée dans l’Union est encore très hypothétique. De leur côté, les Russes déstabilisent le pays via la Transnistrie, et font craindre une nouvelle intervention militaire. Cependant, si on a parfois l'impression d’un espace homogène et 100 % pro-russe, ça n'est pas forcément le cas. Les politiciens locaux instrumentalisent le sentiment pro-russe pour servir leurs intérêts, mais une trop grande déstabilisation les desservirait. Cela pourrait aboutir, avec le regain actuel des forces ukrainiennes, à une intervention militaire de la part de Moscou. Or cela voudrait dire la fin de la République autoproclamée de Transnistrie.
Sur un plan économique, la Roumanie pourrait-elle sortir gagnante de cette guerre ?
S.M. : La Roumanie est assurément présente, en particulier dans le secteur agricole. Jusqu’ici, la compétition avec les prix cassés de la Russie et de l'Ukraine était trop rude pour les agriculteurs. Dorénavant, le secteur agricole dispose d’un horizon plus large. À relativiser tout de même car la hausse des prix de l’énergie et des produits de consommation n’est pas sans effets. C’est une des limites. Il faudrait aussi avoir des investissements de l'État, à travers une planification. Mais ce mot est désormais honni en Roumanie. On déteste ce qui est pensé à long terme, alors que c'est finalement la chose à faire dans ce genre de cas. Pour ce qui est de l’énergie, les conséquences de la guerre se répercutent sur les prix du pétrole. Lukoïl et Gazprom étaient les deux compagnies à proposer les prix les plus bas à la pompe. Elles sont désormais boycottées par une partie de l’UE, mais les autres compagnies en ont profité pour gonfler les prix. Et l’État, dans sa logique néolibérale, n'a pas souhaité intervenir.
Pour le gaz et l'électricité, nous avons ici un mix énergétique assez varié, donc les effets sont moins importants. Mais il y a d’autres éléments à prendre en compte. Par exemple, la Roumanie prévoyait d’exploiter du gaz offshore en mer Noire : mais aujourd’hui, avec des bombardements presque hebdomadaires dans la région, ce projet est compromis.
La guerre peut-elle pousser la Roumanie vers l’adoption d’autres mécanismes comme la zone euro ou l’espace Schengen ?
S.M. : Je dirais plutôt non, même si le gouvernement prévoit de s’aligner sur la zone euro dès janvier 2024. Mais pour l’instant nous ne remplissons pas les conditions, contrairement à la Bulgarie par exemple, qui est pourtant moins développée, avec une instabilité gouvernementale chronique. En plus, Bucarest a continué à jouer sur l'inflation afin de pouvoir booster les exportations. Quant à l’espace Schengen, certains pays, notamment les Pays-Bas, sont peu disposés à accepter l'adhésion de la Roumanie, par crainte des flux migratoires. Mais jusqu’à présent, qu’il s’agisse de la crise des réfugiés en 2015 ou des Ukrainiens cette année, ces flux ne sont quasiment pas passés par la Roumanie, car elle ne faisait pas partie de Schengen.
Enfin, pour ce qui est de son intégration à l’UE, elle a accru le fossé entre les gagnants et les perdants de la mondialisation. Les fonds européens ont généré un phénomène à deux vitesses, encourageant les grands centres urbains et quelques « archipels » dans des régions très touristiques. Mais une grande partie du territoire a été délaissée, en particulier le monde rural. Les services publics se sont raréfiés et leur qualité s’est beaucoup dégradée, en particulier dans l’éducation et la santé. On a une population vieillissante qui est aussi très peu prise en compte par l’État.
Malgré tout cela, la Roumanie passe pour être très pro-européenne, à la différence de la Pologne ou de la Hongrie. Comment l’expliquez-vous ?
S.M. : La Roumanie a toujours pris comme modèle la France, l’Italie et même l’Allemagne. Le fait que le roumain soit une langue latine a évidemment joué. Le pays a également toujours dépendu de l’Occident et des grandes puissances impériales pour garantir son existence. Par ailleurs, il n’existe pas de complexe du grand empire ou du grand royaume déchu, comme cela peut être le cas en Pologne ou en Hongrie.
L’europhilie s’explique aussi par le taux de confiance terriblement bas dans les institutions nationales. Le parlement ne dépasse pas les 7 % ou 8 % de confiance, et le gouvernement est autour de 22 %. Ce qui est en cause, c’est la corruption des responsables politiques : presque 3 millions de personnes ont manifesté en février 2017 contre ce phénomène. Mais aujourd’hui, les Roumains voient ces mêmes responsables nommés à des fonctions clés de l’État. Donc on a l’impression que peu importe la manière dont sont gérées les institutions européennes, cela ne peut pas être pire que chez nous. En quelque sorte le salut ne pourrait venir que d’ailleurs, en l’occurrence de Bruxelles.
J’ajouterais que la Roumanie pourrait jouer un rôle intéressant au sein de l’UE. Parmi les pays de l’Est, c’est le plus europhile, celui qui a toujours gardé le plus haut les drapeaux de l’Europe et de l’Otan, sans ambiguïtés mais aussi sans excès. À un moment où Bruxelles cherche des partenaires pour promouvoir la construction européenne, qui n’ont pas de nostalgie de grandes puissances déchues, la Roumanie serait une bonne candidate. Mais il faudrait pour cela qu’elle arrive à mieux se vendre, notamment en renforçant la place de ses fonctionnaires au Parlement européen ou à la Commission.
Propos recueillis par Géraud Bouvrot et Emilien Hertement