© Jérôme Flury, Marine Godelier, Robin Magnier
A l’écart, dans ce quartier à l’ouest de la gare de Strasbourg, la résidence sociale "Les Romains Isolés" héberge depuis 1987 des individus aux histoires difficiles. Tous espèrent rebondir au plus vite, mais la durée de séjour dans ces bâtiments gérés par la société Adoma s’étend parfois sur des années, voire des décennies.
Dans ce lieu singulier, la parole est rare. Peu de locataires acceptent de se confier sur leur parcours ou leur vision du quartier. La plupart ne le veulent pas, par crainte de perdre le peu qu’il leur reste. Certains ne le peuvent pas, bloqués par la barrière de la langue. Pour Movsar, résident d’origine tchétchène ayant obtenu l’asile politique, la peur de s’exprimer est criante. "Je ne veux pas avoir de problèmes", martèle-t-il avec insistance. Dans ce bâtiment, se côtoient des habitants originaires du monde entier : Maliens, Camerounais, Sénégalais, Algériens, Marocains, Erythréens, Afghans, Russes...
Ehmade, Jean-Marie et Movsar ont beau être voisins aux "Romains", ils ne communiquent pas. Ils ne parlent respectivement que l’anglais, le français et le russe. "Je ne peux échanger qu’avec des russophones, principalement des Arméniens, Géorgiens, Ukrainiens", lâche le Tchétchène. Pour les autres, la conversation se limite à de brèves formules de politesse. "Presque personne ne parle français ici, on se rapproche inévitablement des personnes venant de la même zone géographique", déplore Movsar. Les trois hommes ne connaissent même pas le prénom des autres. Ils partagent pourtant la même "unité de vie", section regroupant trois à cinq personnes avec cuisine, douche et toilettes communes.
Un manque d'accompagnement
Jean-Marie est né à Strasbourg. S’il s’est retrouvé aux Romains, c’est parce que sa vie a basculé en 2014. Sa femme le quitte, il perd emploi et logement. Après un bref passage en centre d’hébergement au Neuhof, dans une chambre "qui ressemblait à une cellule de prison", il se retrouve dans ce logement sur le conseil d’assistants sociaux.
"Ici c’est moins pire, la chambre est plus grande", affirme-t-il. Mais le quinquagénaire regrette un manque d’accompagnement : "On nous propose le strict minimum. Un toit, c’est tout". Pour un loyer de 409 euros par mois, Jean-Marie ne bénéficie d’aucune aide.
L’ambition affichée par Adoma est claire : la résidence sociale est temporaire. Le principe est d’héberger des personnes en difficulté, le temps qu’elles trouvent une situation stable. La plupart des locataires bénéficient ainsi des minima sociaux, certains sont retraités, peu sont salariés. Mais dans les faits, l’occupation peut être longue. Movsar réside ici depuis deux ans et n’a aucune idée du temps qu’il va y séjourner. "Je ne pense pas m’éterniser, mais je me suis fait au quartier, j’ai mes habitudes." De son côté, Jean-Marie n’a qu’un souhait : "partir au plus vite". Mais dans sa situation, il ne parvient pas à obtenir un logement dans le parc immobilier traditionnel. "Impossible de trouver un garant, de payer des frais d’agence… Je suis bloqué, se décourage-t-il. Il y a des gens qui sont là depuis plus de dix ans. Moi, ça fait déjà trois ans et je n’en peux plus."
Ehmade aussi voudrait s’en aller. Après un périple en bateau depuis la Libye et deux refus à la frontière, l’homme de 52 ans est arrivé en France en 2014. Réfugié politique, il a fui le Soudan en raison de la guerre. Après un passage par Paris et par la jungle de Calais, il a rejoint Metz et enfin Strasbourg.
Le foyer pour travailleurs migrants, créé en 1970 a connu de nombreuses réfections. Après la construction de 2 bâtiments neufs inaugurés cet été, l’établissement achèvera sa transformation en résidence sociale d’ici fin 2019.
Les bennes se remplissent de gravats. Les ouvriers s’affairent et les consignes fusent. Le foyer pour travailleurs migrants géré par Adoma, rue des Petites-Fermes, poursuit sa mue en résidence sociale. Les travaux qui comprennent un désamiantage doivent s’achever au troisième trimestre de l’année 2019. Les anciens bâtiments, en cours de rénovation, comportaient des chambres d’une dizaine de mètres carrés avec douches et cuisines communes. "Une cellule", se souvient un habitant, qui souligne le confort des nouvelles habitations.
"Si ça continue, je devrai partir"
S’il s’affirme en "sécurité", Ehmade se sent seul. Il ne peut pas dialoguer avec les Français, ne connaît personne à part un compatriote arrivé depuis peu au foyer, n’a ni amis ni proches. Sa famille, il l’a laissée derrière lui : sa femme et ses sept enfants vivent toujours en Afrique. Ehmade veut désormais quitter la région, pour aller "n’importe où ailleurs en France". S’il trouve le quartier fonctionnel, il dénonce le manque d’accompagnement, notamment dans sa recherche d’emploi. Il tente d’apprendre le français en regardant la télévision et retourne régulièrement à Pôle emploi, sans jamais obtenir de réponse positive. "Attends, attends, that’s all they say ! [C’est tout ce qu’ils disent, NDLR]"
Pour Movsar, cette impuissance à trouver un emploi est le principal frein. A Paris, il était dans la construction. Mais ici, le blocage persiste : il ne se voit proposer que quelques missions d’intérim ponctuelles. "C’est difficile d’obtenir un travail, je ne sais pas pourquoi. Si ça continue, je devrai partir." Le petit espace où il loge se borne à un lit une place, une table, un frigo, un lavabo et quelques espaces de rangement sommaires.
Surtout, l’endroit, à la limite de l’insalubrité, est infesté de cafards. Alors qu’il allume un briquet, une dizaine d’insectes surgit des plinthes. Malgré les produits dont il use et abuse. "Rien n’y fait, il y en a partout, se lamente-t-il. La nuit, ils s’insinuent dans ma bouche, dans mes oreilles." Quant aux opérations de désinsectisation, il n’y en a pas eu depuis plus d’un an, selon son voisin Jean-Marie. Mais le quinquagénaire ne se plaint pas auprès d’Adoma. "C’est fini, j’ai baissé les bras", souffle-t-il. Une résignation que partagent les trois locataires, paralysés par la hantise de retrouver le pire. "C’est ainsi", se résout Movsar en écrasant un énième nuisible avec son talon.
Inaugurées cette année pour reloger les résidents avant le début du chantier, ces nouvelles constructions portent la capacité d’accueil à 271 studios, tous meublés. Des espaces de vie beaucoup plus fonctionnels de 15 à 25 mètres carrés incluant un espace cuisine, une salle de bain et des toilettes personnelles. Coût estimé de l’opération : près de 11 millions d’euros.
Un foyer plutôt calme
D’origine marocaine, Rachid, 64 ans, a connu les deux. Cet ancien chauffeur de taxi et footballeur est arrivé en France il y a 38 ans. "C’était mon rêve. Plus jeune, je voyais les gens en revenir avec les Peugeot 404, les pantalons pattes d’eph’ et les cheveux longs. Je me suis dit "c’est le paradis", se souvient-il. A l’époque, il n’y avait pas besoin de visa, Mitterrand donnait des papiers à tout le monde." Le rêve est d’abord devenu réalité pour Rachid qui a fondé une famille et s’est installé à Strasbourg. Mais tout s’est effondré en 2014. Suite à son divorce, Rachid quitte son HLM, se retrouve sans domicile et dort dans un local à vélos. Son seul recours : le foyer.
Dorénavant les conditions de vie sont bonnes, "sauf l’été où il faut deux ventilateurs " s’amuse-t-il. Hormis les nuisances sonores liées aux trains de marchandises, le foyer est plutôt calme. Le sexagénaire a peu de contact avec les autres résidents : "Les différentes communautés restent entre elles et les anciens ont un caractère un peu spécial, c’est une autre mentalité".
En revanche, Jean-Paul le concierge, est connu de tout le monde. Courant d’une chambre à l’autre, il s’arrête pour réparer la porte de Rachid qui ferme mal. Les deux hommes s’entendent très bien et se retrouvent régulièrement pour parler de football et partager un thé à la menthe, préparé quotidiennement par Rachid. Aujourd’hui, l’homme est heureux en France. "J’aime ce pays. Mes enfants y ont grandi et y vivent encore. Je suis à l’aise ici", souligne-t-il. Le quartier de Koenigshoffen, qu’il compare à Barbès, lui convient : "Tu as des restaurants turcs partout, tu peux y manger jusqu’à 2h du matin. Idem pour les épiceries qui sont ouvertes la nuit. Ça me permet d’aller acheter des cigarettes lorsqu’il est tard". Toutefois, Rachid espère quitter le foyer dans les deux ans : "Ici, c’est seulement pour dépanner."
Le couvent des Capucins
L’un des lieux atypiques du quartier de Koenigshoffen est cet ancien couvent, situé rue Monseigneur-Hoch. Il a été transformé en résidence d’accueil pour réfugiés, et a ouvert en juillet 2018. 72 personnes d’origines diverses (Afghans, Irakiens, Kosovares, Soudanais, Tchétchènes…) se côtoient dans ce bâtiment à part, lié à la fédération Caritas. Les contrats d’habitation sont ici de six mois ou d’un an. Des cours de français obligatoires sont donnés aux locataires, qui sont aidés dans leur recherche de logement. Les personnes qui y sont hébergées ont demandé de l’aide au Centre d’accueil des demandeurs d’asile (Cada), ou ont bénéficié du soutien des Services intégrés de l'accueil et de l'orientation (SIAO), qui aident les individus dans les différentes étapes d'insertion.
Jérôme Flury, Marine Godelier, Robin Magnier