Six ans après son expulsion, l’ancien squat du 2 route des Romains est aujourd’hui un champ de ruines. Cette expérience d’habitation alternative continue de susciter des réactions, nostalgiques ou critiques. Unique dans l’histoire de Koenigshoffen, ce lieu a vu naître Papier Gâchette, une imprimerie associative.
Avant d'être un chantier, le 2 route des Romains était un squat (à gauche). Il a été démantelé le 30 octobre 2012, deux jours avant la trève hivernale (à droite). © Maxime Glorieux et Anne Chabert
Si vous cherchez le 2 route des Romains, passez votre chemin. Le premier numéro pair du principal accès à Koenigshoffen est introuvable. A sa place, un chantier et un chemin goudronné emprunté par un ballet de tractopelles. Le mur mitoyen porte les stigmates d’une bâtisse détruite. On devine les délimitations des anciennes pièces et les marques de la tuyauterie. Au numéro 4, un garage, seul rescapé avec le corps de ferme voisin, au milieu d’un imposant amas de gravats qui s’étend jusqu’au numéro 22 inclus.
Les ouvriers s’affairent depuis juillet sur cette route très fréquentée qui recevra courant 2020 la prolongation de la ligne F du tramway. Pas l’ombre d’un rail pour l’instant, mais des barrières et des déviations en pagaille. Un concert de marteaux-piqueurs étouffe le ronronnement des moteurs de voiture. Au milieu de ce bazar urbain, les cyclistes se démènent pour distinguer leur chemin. L’odeur de la poussière, mêlée aux pots d’échappement, prend le nez.
Retour en arrière. Mardi 30 octobre 2012, le désordre est tout autre. Plusieurs fourgons de CRS sont postés à côté du 2 route des Romains. La maison de deux niveaux à porte cochère est le théâtre d’une expulsion. Une dizaine d’occupants se sont appropriés les lieux depuis six ans. Ce matin-là, le bouche à oreille a fonctionné : une centaine de soutiens se sont rassemblés spontanément devant le squat.
"On a esquivé la confrontation en s’échappant par derrière”, se souvient Isabelle*. Elle faisait partie de ces habitants illégaux qui avaient reçu un avis d’expulsion. "Les policiers étaient nombreux mais l’intervention n’a pas été brutale", tempère-t-elle. Aujourd’hui, une question demeure : pourquoi avoir délogé ces squatteurs deux jours avant la trêve hivernale, alors que le bâtiment est resté debout jusqu’en avril 2013 ?
“On savait qu’on ne commencerait pas les travaux en période hivernale”
“C’était une décision d’expulsion brutale”, dénonce Eric Schultz, l’un des élus verts présents le matin du 30 octobre 2012. “On savait qu’on ne commencerait pas les travaux en période hivernale”, affirme l’actuel adjoint municipal, soutien historique du 2 route des Romains. Par sa présence, il a souhaité “empêcher les dérapages toujours possibles de la force publique et, au moins, en être témoin”. Son appui a divisé au sein de l’équipe municipale. “Le maire estimait que ce n’était pas mon rôle”, ajoute-t-il.
Dans la ligne majoritaire, l’ex-adjoint de quartier Eric Elkouby ne laisse planer aucune ambiguïté sur sa position : “Je me suis battu jusqu’à la démolition”. En cause, selon lui, l’insalubrité des lieux, qu’il compare volontiers à l’effondrement récent de maisons rue d’Aubagne à Marseille. De son côté, Isabelle n’a jamais constaté de signes d’insalubrité dans le logement. En 2010, une décision de justice l’avait d’ailleurs confortée : le caractère urgent de l’expulsion allégué par la Cus (Communauté urbaine de Strasbourg, devenue Eurométropole de Strasbourg, EMS) n’avait pas été établi. Isabelle pense que le problème ne vient pas de l’insalubrité mais de la crainte d’une responsabilité de la mairie. “Ils s’en foutent que les gens prennent des risques s’ils ne sont pas responsables”, lâche-t-elle, amère.
“Ni entrée, ni bar”
Pendant six ans, une dizaine de personnes aux profils éclectiques ont vécu dans cette ancienne ferme à deux étages comportant huit chambres aménagées. Eric Elkouby considère qu’ils étaient proches de l'extrême gauche. Isabelle insiste sur la diversité des motivations au sein du groupe. Des événements ouverts au public étaient organisés plusieurs fois par an, rassemblant parfois des centaines de personnes. “Ni entrée, ni bar”, peut-on lire sur les affiches sérigraphiées de l’époque, comme un résumé de la philosophie du lieu, avec la gratuité comme priorité. Concerts, pièces de théâtres, performances, projections de films… Les squatteurs ont même donné des spectacles de marionnettes, qui ont attiré des jeunes de Koenigshoffen.
Suite au déménagement forcé, des vols ont été constatés alors que la maison était surveillée par des vigiles municipaux. Des outils ont disparu. Ils appartenaient à Papier Gâchette, l’imprimerie associative créée en 2009 dans le squat. Le hangar accueillait 100 m2 d’imposantes machines, pour certaines centenaires. “On faisait de la micro-édition, sérigraphie, reliure, gravure, typographie en utilisant des méthodes d’impression anciennes”, explique Manouche, qui a rejoint l’atelier sur la fin.
La bâtisse est détruite en avril 2013, six mois après l’expulsion.
© Papier Gâchette
Papier Gâchette éditait de nombreuses affiches sérigraphiées, dont certaines pour défendre le squat. © Papier Gâchette
Le squat a vu naître Papier Gâchette, une imprimerie associative installée dans le hangar. © Papier Gâchette
Papier Gâchette continue aujourd’hui son activité au 6 rue du Rempart, dans un local mis à disposition contre un loyer symbolique par la mairie. D’autres anciens habitants ont trouvé leur place dans les ateliers du parc Gruber, en toute légalité. Quid de l’héritage ? Eric Schultz regrette que la Ville “ne suive pas ces expériences alternatives comme ce qui se fait à Paris ou à Lyon”. Il compare ce qu’il s’est passé au 2 route des Romains à la création du Molodoï et de la maison Mimir. L’élu vert critique une politique “d’abord répressive avant d’être inclusive”.
Isabelle se souvient : “C’était un endroit intéressant car tout était possible, pas besoin de répondre à une exigence. Ce genre d’endroit te donne du temps et de l’espace, c’est fondamental. Et quand tu as une idée, ça devient possible.” Jusqu’à réparer son bateau ou souder six vélos ensemble, juste pour voir ce que ça donne.
* Le prénom a été modifié.
Non loin de l’ancien squat, un projet d’habitat participatif séduit par ses valeurs sociales et écologiques.
Le prolongement de la ligne F du tramway transformera Koenigshoffen à l’horizon 2020. A quelques mètres de l’ancien squat du numéro 2 se prépare le projet le plus imposant, appelé Porte des Romains. Autour d’un îlot de verdure, un ensemble immobilier verra le jour, comprenant des logements sociaux, privés et, nouvelle impulsion de la ville, un habitat participatif.
L’habitat participatif, kesako ? La loi ALUR de 2014 définit ce concept comme “une démarche citoyenne qui permet à des personnes, physiques ou morales, de s’associer afin de participer (...) à la conception de leurs logements et des espaces destinés à un usage commun”. Dans la pratique, des ménages se regroupent pour penser ensemble, de A à Z, un lieu de vie comprenant des espaces communs.
“Ça responsabilise pas mal”, s’exclame Eloi, membre de Verger Saint-Gall, l’autre projet phare d’habitat participatif du quartier. Il s’érigera fin 2020 au 1 chemin du Marais-Saint-Gall, une rue perpendiculaire à la route des Romains. Ici, contrairement au programme Porte des Romains, un groupe autoformé a répondu à un appel à projets de l’Eurométropole. Des études de faisabilité aux fouilles archéologiques, en passant par les esquisses, les cinq ménages pilotent tout en autonomie. Une vraie dynamique de groupe les lie : “On part même en week-end ensemble bientôt”, s’amuse le jeune père.
Les cinq ménages du Verger Saint-Gall ont fait réaliser une esquisse de leur futur habitat. © Ajeance
Ils partagent une philosophie de vie, plus ou moins engagée, qui dépasse le cadre immobilier. Au Verger Saint-Gall, où chacun a un pied en politique, la question environnementale occupe une place de choix. “On est attachés à la vie sans voiture”, confie Eloi. L’arrivée du tram a été un argument majeur, les rapprochant du centre-ville. Du côté de la Porte des Romains, les membres se sont entendus sur des matériaux écologiques, de la brique locale. Les deux projets expriment nettement la volonté d’espaces communs : buanderie, local à vélo, atelier de bricolage ou chambre d’amis.
A la Porte des Romains, la direction est aussi mise en commun. Trois promoteurs, dont Cus Habitat, s’unissent et travaillent avec l’association Ecoquartier de Strasbourg. Le projet a connu un revers : l’architecte choisi par les habitants n’a pas trouvé de compromis financier avec l’opérateur, ce qui a entraîné un retard de trois mois. Les familles doivent composer, depuis septembre, avec l’architecte de l’opérateur.
Julie Gasco et Maxime Glorieux