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Dans le parc d’activités de la route des Romains, les locaux de l’ancienne brasserie Gruber accueillent de nouveaux entrepreneurs. Ces derniers doivent jongler entre adaptation aux nouvelles activités économiques et préservation du patrimoine industriel.

Fin de soirée dans le faubourg de Koenigshoffen. Dans la zone d’activités (ZA) du parc Gruber, deux silhouettes descendent l’allée jouxtant la ligne de chemin de fer pour rejoindre la source de chaleur qui rougeoie au loin. “J’espère que vous êtes bien couverts”, s’inquiète Maud Lucas, en accueillant une mère et son fils devant le brasier à l’entrée d’une voûte recouverte de chaux. “À l’intérieur, il fait très froid…”, poursuit la bénévole de la Fabrique. Comme chaque jeudi, c’est portes ouvertes dans cette association qui met à la disposition de ses adhérents du matériel et de l’outillage. L’occasion de faire découvrir les ateliers partagés et conter l’histoire de ce lieu atypique.

C’est là, dans les caves réfrigérées de l’ancienne brasserie de David Grüber, que se nichent les activités de la Fabrique. “Avant, les ouvriers de la brasserie remplissaient les galeries de glaces artificielles produites en hiver dans le pré voisin” raconte Maud Lucas. “Cela permettait de maintenir à la bonne température la fermentation de la bière durant la période estivale.” Pour satisfaire les curieux d’un soir, elle déambule à travers les neuf travées voûtées aujourd’hui reconverties en ateliers. Menuiserie, impression en 3D, création d’objets en fer forgé, salle de couture… Difficile d’imaginer qu’il y a une cinquantaine d’années, ces 1500 m2 de caves accueillaient plus de 150 cuves de fermentation. L’une d’elles, jaillissant des galeries obscures qui s’étendent à perte de vue, est toujours en place. Témoignage vivant de l’économie brassicole passée.

La brasserie Gruber est restée pendant près d’un siècle une des places fortes de l’économie alsacienne, jusqu’à sa fermeture en 1965. Elle a entamé depuis une complète reconversion. Bureaux, ateliers d’artistes, enseignes commerciales et locaux dédiés à l’économie solidaire se côtoient dans un mélange singulier. Au total ce sont 250 artistes, bénévoles ou employés qui occupent le site.  Une diversité permise par le caractère unique des lieux estime Paul Fischer, président du syndicat du parc : "Les artistes aiment ces anciens bâtiments car ils sont pratiques pour eux : moches, vieux et grands. Ils peuvent salir, faire des taches de peinture, réaménager à l’envie, avoir de l’espace pour un loyer peu élevé.”

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© Pierre Boudias

Les caves qui permettaient autrefois de stocker la glace pour la fermentation de la bière ont été réhabilitées par les bénévoles de La Fabrique. © : La Fabrique/Clemence Barbier 

 

“500€ par mois pour 100 m2 de locaux”

 

Debout au milieu de ses tableaux aux couleurs éclatantes, Hervé Le Bis, artiste-peintre installé au dernier étage d’un des bâtiments stockant autrefois les réserves d’orge et de malt, explique : “Lorsque j’habitais à Paris, je devais travailler directement dans mon salon, sans possibilité d’avoir un atelier séparé”. Arrivé dans les années 1990, le peintre a été séduit par un loyer de “1000 francs pour 300m2”. Ce qui lui permettait de créer un espace d’exposition en plus de son atelier et de son appartement. “Dans la zone, il faut compter environ 500 euros par mois pour 100 m2 de locaux”, estime M. Fischer. Une aubaine pour la trentaine d’entreprises lorsqu’on sait qu’un local similaire situé en plein centre de Strasbourg coûte approximativement le double.

Mais au-delà du prix, nombreux sont ceux à vanter le charme des traces de l’ancienne brasserie. Les fortes colonnes de fonte, les portes surélevées qui servaient autrefois de quais de cargaison, les cheminées d’aération… C’est le cas d’Hafid Mourbat, un artiste qui utilise des objets de récupération pour ses créations. Lui s’est installé il y a vingt ans dans le parc, mais a déménagé récemment dans le bâtiment D. La bâtisse, avec sa façade de briques rouges, servait autrefois de menuiserie où l’on confectionnait les tonneaux. Tout sourire, le locataire ne cache pas sa joie d’être dans l’un des plus beaux édifices conservés de la brasserie. Ce sentiment, Rodolphe Kieff, directeur de Salustra, a grandi avec. “Mon père, qui a fondé l’entreprise en 1972, est notamment venu s’installer ici car il aimait l’ambiance de ces vieux bâtiments et leur histoire” raconte-t-il. L’enseigne de luminaires dont il a hérité, est elle-même installée dans l’ancien entrepôt à grains de la brasserie.

 

"On a dû s’adapter aux bâtiments"

Mais si certains entrepreneurs installés sur le site reconnaissent aux vestiges de la brasserie un “cachet” indéniable, ils n’en occultent pas pour autant les contraintes qui l’accompagnent. Difficile ainsi de ne pas rencontrer un locataire de la zone qui n’a pas été forcé de faire des travaux de réfection. “J’ai dû tout refaire à mon arrivée : la peinture, le plafond… car c’était vraiment insalubre”, se rappelle Hervé Le Bis. Du “re-cadastrage des ateliers” pour l’association de réinsertion Libre-Objet en passant par la “construction d’une cloison pour abriter la chaudière” de l’école de BD L’iconograf’, les travaux se révèlent souvent lourds et coûteux. “Chaque année, un tiers du budget du syndic passe dans l’amélioration du confort et la rénovation”, déplore ainsi Paul Fischer.

Des nombreux bâtiments qui composaient la brasserie en 1880, une quinzaine sont encore aujourd'hui occupés par diverses entreprises. © Google Earth 

 

Ce n'est que dans les années 1880 que le bâtiment administratif de la brasserie a été construit. Racheté par la Mairie il est aujourd'hui voué à devenir une maison des services. © Clémence Barbier 

Les anciens quais de déchargement ont été réinvestis par des acteurs de l'économie solidaire et des ateliers d'artistes. © Clemence Barbier 

Avec pragmatisme, Rodolphe Keiff raconte les travaux d’adaptation entrepris au moment de l’emménagement de son magasin. “On a dû s’adapter aux bâtiments : comme le nôtre est grand et haut, il a fallu installer un monte-charge pour faciliter le déplacement des produits entre les étages et créer des entresols.” Les limites des édifices d’origines, Florence Schmitt, responsable du magasin mitoyen Le Géant des Beaux-Arts, les connaît bien. Le hangar de son enseigne abrite un vieux coffre-fort datant de l’ère brassicole : “On ne sait pas quoi en faire…”, souffle-t-elle. “Pour l’instant, on y stocke nos archives, faute de mieux. C’est pareil pour nos entresols et sous-sols : on ne peut pas accueillir du public car ils sont peu accessibles.” Une perte d’espace dommageable pour le magasin qui ne peut s’agrandir et se développer. D’autant que les clients, souvent des professionnels, viennent spécifiquement à Koenigshoffen se fournir en chevalets et autres gros matériaux.

D’autant que la zone n’est pas modulable à l’envie pour ses résidents. “Le parc est encastré entre un chemin de fer, une petite rivière, des habitations et un pont. Et il est organisé en trois strates, ce qui pose de nombreux problèmes d’accessibilité et d’élargissement des espaces de stationnement”, se désole Rodolphe Keiff. La réorientation de son activité vers la vente par Internet et les professionnels depuis quelques années lui permet cependant d’être impacté que marginalement par cette situation. “Les grandes entreprises ont déserté la zone d’activités à cause de la faible capacité du parking”, soutient quant à lui M. Fischer qui plaide pour un agrandissement depuis plusieurs années. “Il faut s’adapter aux besoins économiques actuels !”

 

Faire de la zone “le nouveau centre-ville du quartier”

Dissimulé derrière un grand drap blanc taché d’argile, Jonathan Stab, membre de l’association La Hutte, navigue entre ses créations. Sans cesser de pétrir son pâton, ce potier propose : “Il faudrait qu’un nouvel accès soit ouvert à l’arrière du parc. Cela permettrait aux camions-poubelles de passer, car ils refusent de descendre l’étroite allée menant jusqu’aux anciens quais de déchargement”. Beaucoup pointent également la transformation en “friche” des anciens hangars de stockage qui bordent la petite rivière Mulhbach.

Anciennement dédiés à la conservation du malt et du houblon, ces trois bâtiments jumeaux faits de tôles ondulées sont aujourd’hui abandonnés et dans un état de délabrement avancé. Résultat : la partie basse du parc Gruber n’attire pas les repreneurs. Pour François Oberling, de Libre Objet, le projet immobilier de 250 logements actuellement à l’étude serait la solution : “Cela pourrait redynamiser cette zone qui a des besoins en terme de nettoyage, d’éclairage et de signalisation.”

Selon Luc Gillmann, adjoint au maire en charge de Koenigshoffen, le projet a peu de chances de voir le jour. Il explique que les règles de conservation du site sont strictes : “Le plan local d’urbanisme de l’Eurométropole exclut toute construction d’habitations, car il consacre exclusivement le parc Gruber comme une zone économique et industrielle.” D’autant que toute destruction de bâtiments est soumise à l’approbation des Architectes des bâtiments de France, le site étant classé “patrimoine remarquable”. La Ville de Strasbourg a, quant à elle, pour projet d’aménager dans les anciens bureaux administratifs de la brasserie une maison des services publics. Le but : faire de la ZA “le nouveau centre-ville du quartier, attractif culturellement et économiquement”.

À une rue de l’ancienne malterie, dans son salon richement décoré, Paul-Antoine Dantès se remémore l’histoire passée de ce haut lieu industriel koenigshoffenois. Des deux incendies qui ont détruit plusieurs hangars du site et de la démolition d’une vaste cheminée qui menaçait de s’effondrer. Sa collection de souvenirs des années Gruber fièrement exposée à ses côtés, l’historien et auteur d’un livre sur le faubourg* se dit convaincu par le devoir de préservation. Selon lui, “même s’il faut de nos jours savoir adapter les anciens bâtiments aux nouvelles activités, c’est une chance qu’on ait pu conserver certains de ces édifices historiques…”

Nicolas Arzur, Clémence Barbier et Pierre Boudias

*Koenigshoffen. Un faubourg de Strasbourg. Deux mille ans d'histoire, Éditions du Signe, 232 p.

David Grüber, le pharmacien devenu brasseur

C’est en 1825 que naît David Grüber à Phalsbourg dans la Meurthe. Pharmacien de profession, il rachète en 1855 la petite brasserie Clausing située à Koenigshoffen pour se lancer dans la fabrication de la bière. Elle deviendra la plus importante brasserie d'Alsace. Malgré les critiques dénonçant son produit comme la “bière du pharmacien”, sa réussite est due à sa capacité à tirer profit de ses connaissances et de la géographie du site. Il est ainsi le premier Strasbourgeois à construire de vastes caves réfrigérées par la glace récoltée en hiver sur les prés voisins (appartenant aujourd’hui au CREPS) pour favoriser la fermentation de la bière. Ses idées novatrices lui permirent également de développer son entreprise en reliant sa brasserie à la ligne de chemin de fer. Dès 1872, les premiers wagons sont spécialement conçus pour le ravitaillement de la bière. A l’apogée de son activité, la brasserie employait 150 personnes sur près de 2,9 hectares et écoulait 1,2 million de bouteilles hors d’Alsace. A la mort de son fondateur en 1880, la brasserie sera reprise par ses héritiers qui poursuivront la production jusqu’en 1959. Elle sera alors rachetée par Fischer suite à des difficultés financières. L’entreprise restera présente jusqu’en 1965, date à laquelle elle mettra définitivement fin aux activités brassicoles sur le site.
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