Adossés au pied d’un immeuble, au coin de la rue Salluste, Karim et ses amis passent le temps.
A 25 ans, l'homme au teint mat et à la silhouette fluette a toujours vécu au Hohberg. Sa cité, il la connaît par cœur et ne compte pas la quitter.
Cette proximité au quotidien, Karim s’en souvient avec nostalgie. "C’était vraiment magnifique, par rapport aux repas de famille. Quand dans la pièce on est nombreux, on est obligés de cohabiter dans la bonne humeur." Le jeune homme retire les mains de ses poches pour remettre son bonnet en place. "Tu te rappelles la “Ciss’ron”, Jamel, comment c’était ?", lance-t-il en se tournant vers son ami.
Il y a trois ans, des bâtiments résidentiels, plus modernes, ont été construits pour remplacer la vieille barre. "Ils nous ont divisés, regrette Karim. Maintenant, on est un peu dispersés dans la cité, mais on est toujours proches. On n’est jamais partis."
Pour cet enfant du Hohberg, il est impensable de vivre ailleurs. "J’aime la vie du quartier. Je suis né ici, j’ai grandi ici, je compte rester ici. Et quand j’aurai une copine, je resterai là, par rapport à ma famille. C’est comme ça que ça se passe ici."
"La “Ciss’ron”, c’était un bloc familial", se souvient Karim. Il regarde au loin et pointe son doigt vers le bout de la rue Cicéron, à l’endroit où le bâtiment trônait avant d’être détruit en 2015 : "J’habitais là-bas avec mes parents. Au rez-de-chaussée, il y avait mes grands-parents, au cinquième étage ma tante, et sur le même palier, mes cousins et le frère de mon grand-père."
La situation familiale du jeune homme ne fait pas exception dans le quartier : "C’était une des caractéristiques du Hohberg. Les gens étaient au courant que si tu cherchais une famille, elle vivait dans le même bloc, donc c’était pas difficile à repérer."
© Thémis Laporte, Emma Conquet & Laurie Correia
De la rue Tacite à la rue Sénèque, cela fait plus de 40 ans que la famille Foulouh vit dans la cité du Hohberg. Et les dernières générations n'ont pas l'intention de partir.
La famille Foulouh prend le goûter. © Emma Conquet
Le goûter du samedi, chez les Foulouh, c’est une institution. Aujourd’hui, c’est Mouna qui reçoit. Après avoir gravi les quatre étages et s’être déchaussés à l’entrée, cousins et cousines s’embrassent, heureux de se retrouver. Ici, pas de chaises : il faut enjamber les autres pour trouver une place sur l’imposant canapé qui encadre la table ronde du salon. Trois générations sont réunies. Les petits-enfants, d’abord : Sana, sa cousine Rislene et la fratrie Amal, Anissa et Amine. Les enfants : Najima, l’aînée, et Mouna, la benjamine. Enfin, la grand-mère Louisa, la "grande madame Foulouh", comme elle aime se présenter.
Arrivé du Maroc dans les années 1970, Haddou Foulouh s’est installé au Hohberg avant de faire, quelques années plus tard, une demande de regroupement familial. Sa femme Louisa et leurs enfants l’ont rejoint en 1977. "Il faisait froid, j’avais 7 ans, c’était en février", se souvient Najima, en soufflant sur sa tasse de café. La famille n’est jamais repartie.
Parents et voisins
Au moment de quitter le cocon familial, les enfants de Louisa et Haddou ont choisi eux aussi de s’installer dans la cité. Rue Sénèque, dans l’immeuble voisin, résident Ahmed, sa femme Zoulikha et leurs trois enfants "On se voit du balcon !", s’exclame Anissa, ignorant sa console de jeu quelques instants. A seulement quelques mètres de là, rue Tacite, vivent Mouna, Sana et le reste de la famille. Quant à Najima, elle vient juste de quitter le Hohberg, pour la route des Romains toute proche. Seul Karim, le cadet, s’est "éloigné". Avec sa famille, il réside dans un quartier pavillonnaire de Lingolsheim, à cinq kilomètres de Koenigshoffen. "C’est trop loin, se désole Louisa les bras croisés, à pied, je ne peux même pas y aller." Cette femme de 70 ans, coiffée d’un hijab et les mains teintées de henné, est le véritable pilier de la famille. Et elle aime savoir ses enfants près d’elle : "Je profite de mes petits-enfants, ils grandissent à côté de moi."
Goûter chez la famille Foulouh. © Emma Conquet
Discussion autour de la table du salon. © Emma Conquet
Rester au Hohberg, c’est avant tout rester près de sa famille. "Ils ont besoin de moi, j’ai besoin d’eux", déclare Mouna, en lançant un regard complice vers sa mère. Cette dernière l’a beaucoup soutenue à la naissance de sa fille. "C’est vraiment ma deuxième maman, confirme Sana au sujet de la grande madame. On aime aller chez notre grand-mère, on se retrouve souvent chez elle le week-end, c’est spontané." dit-elle, la main posée sur sa poitrine. La famille s’en amuse d’ailleurs : "Si pendant quelques semaines, elle ne nous invite pas à manger, ça va paraître bizarre", plaisante Amal. A ce moment, Mouna revient de la cuisine, un gâteau et un saladier de friandises dans les mains. A peine posés sur la table, les enfants se ruent dessus avec joie.
"On a grandi avec le Hohberg"
Pour Amal comme pour les autres, cette proximité géographique crée une relation particulière. Alors, quand Mouna évoque l’idée de s’installer dans une maison dans la campagne strasbourgeoise, ses enfants refusent catégoriquement. "On a nos habitudes ici, et on aime ça, rétorque sa fille Sana. J’ai jamais quitté le quartier, c’est sécurisant parce qu’on sait pas comment ça se passe ailleurs. Et puis je peux voir mes grands-parents, ma tante, mes oncles, mes petits-cousins, ma cousine, mes parents, mon frère…" Sa grand-mère sourit. La jeune femme de 18 ans n’envisage pas de s’éloigner à plus d’un quart d’heure à pied de la cité.
L’histoire des Foulouh est aussi liée à celle du Hohberg. "On a grandi avec le Hohberg, il a évolué, on a évolué avec lui", souligne Najima. Sa petite sœur approuve. Au fil des années, cette cité de Strasbourg s’est développée avec ses commerces, ses établissements scolaires, ses services sociaux et administratifs. "C’est pratique, il y a tout à proximité", ajoute Mouna, en agitant son doigt autour d’elle.
Dans la famille Foulouh, Amal fait figure d’exception. A 20 ans, la jeune étudiante, en service civique dans une école, veut tenter sa chance ailleurs, en frappant à la porte de la capitale. "J’aime pas tellement l’ambiance de ce quartier. J’ai connu que ça, maintenant je veux voir autre chose." Un sujet, maintes fois abordé lors des réunions familiales, qui ne manque pas d’émouvoir Louisa. A l’autre bout de la table, sa petite-fille la rassure : "Vous viendrez me voir j’espère. On est une tribu !"
Amine salue sa famille depuis la fenêtre. © Emma Conquet
Nés de parents maghrébins arrivés au Hohberg dans les années 1970, Hassan, Rachid et Nourdine n’ont jamais quitté la cité.
Hassan, 37 ans, marié, deux enfants
Proches installés au Hohberg : parents
"Je travaille au centre socio-culturel, j’aide vraiment les gens, je suis utile et eux me le rendent en étant reconnaissants. Que ça soit avec un jeune difficile, un sportif, un mec qui a une vie pieuse, un père de 70 ans, un primo-arrivant, peu importe, je me sens bien avec tout le monde. Ce bien-être, je ne le trouverais pas dans un autre quartier parce qu’il faudrait que je recommence tout."
Rachid, 30 ans, marié
Proches installés au Hohberg : parents, une soeur, trois frères
"Pour moi, rester là où on a grandi, c’est le mieux. Tout le monde se connaît ici, c’est pas une grande cité. Je pourrais partir, mais pour vivre dans une maison. Franchement, si c’est pour être dans un autre HLM, je préfère rester ici."
Nourdine, 31 ans, célibataire, vit chez ses parents
Proches installés au Hohberg : soeur, frère
"J’ai des très bons souvenirs ici. Toute ma famille habite dans la cité, on se voit souvent. Mais je serais prêt à recommencer une nouvelle vie autre part. Moi, je veux avancer, pas rester cloîtré. Rester là, c’est stagner. C’est comme si j’avais pas évolué. Vivre et mourir au même endroit, c’est con."
Laurie Correia et Emma Conquet