Depuis le début de la guerre à Gaza, les voyageurs occidentaux manquent à l’appel dans cette station balnéaire jordanienne à la frontière avec Israël. Hôteliers et commerçants ne peuvent compter que sur les touristes du monde arabe.
Le guide Oussama Bulbul se sent bien seul dans les rues de la station balnéaire où les voyageurs internationaux se font rares. © Laura König
Le jeune guide dévale les larges marches en pierre qui longent les murs du château historique de la ville d’Aqaba. Oussama Bulbul arrive à la place de la révolte arabe en indiquant de son doigt les choses remarquables. « La place devrait être pleine de monde à cette heure », indique l’homme de 22 ans. La vue s’ouvre sur la mer Rouge, ses quelques yachts, et les lumières de la ville d’en face, encerclées de montagnes à 6 kilomètres de là : Eilat, en Israël. Le vent fait flotter le drapeau de la révolution arabe au milieu de la place, quelques personnes se sont rassemblées autour du mât pour profiter du soleil couchant. Habituellement, lorsqu’il se rend ici, il accompagne un groupe de voyageurs. C’était sa vision en 2022 lorsqu’il a lancé son entreprise Aqaba by Locals. Mais, « entre octobre et mars nous n’avons eu aucune réservation. C’était vraiment difficile », déplore le guide. Depuis le 7 Octobre et le début de la guerre à Gaza, les voyageurs internationaux manquent à Aqaba : ils se sont réduits de moitié depuis le début de l’année, selon l’Autorité économique spéciale d’Aqaba (Aseza).
L’aéroport a perdu près de 71 % de ses passagers
Avant, les touristes venaient d’Israël, des États-Unis et d’Europe. « Même si depuis mars, nous avons plus de voyageurs venant de Jordanie ou de pays voisins, nous ne sommes toujours pas au niveau de l’année dernière », explique une responsable d’un hôtel cinq étoiles de la ville. L’aéroport a perdu près de 71 % de ses passagers entre janvier et mars. Une autre statistique résume la situation : en novembre 2022, une vingtaine de bateaux de croisière avaient débarqué au port d’Aqaba. Un an plus tard, ils n’étaient que deux. Dans cette station balnéaire du sud de la Jordanie, la grande majorité des habitants vivent du tourisme. Dans les ruelles étroites et habituellement bondées du centre, les boutiques, les restaurants et les centres de plongée se succèdent. Mais en ce printemps, seuls quelques touristes arpentent les rues. De nombreux magasins ont déjà baissé le rideau, d’autres vont peut- être suivre. « Je réfléchis à fermer ma boutique, parce que le loyer est trop cher », témoigne Seham Yassen au milieu de ces bracelets, colliers et autres accessoires faits main dans sa boutique du centre-ville. Son mari, conducteur de taxi, a lui perdu son travail au début de la guerre. La commerçante s’inquiète du financement des études de leurs quatre enfants. « J’ai dû les mettre dans une école publique car on ne pouvait plus payer les frais dans le privé. »
De l’autre côté de la très fréquentée Mosquée Sharif Hussein bin Ali, dans la rue commerçante Ar-Razi, Hadi Manzalawi est assis dans sa boutique de souvenirs vide. Le jeune homme a dû arrêter ses études de droit en octobre. Les revenus de la boutique de souvenirs de son père ne suffisent plus à payer des salariés.
Celui qui vit à Amman pour ses études a donc décidé de revenir à Aqaba pour l’aider à gérer son magasin. La situation est d’autant plus éprouvante pour les professionnels du secteur que ces dernières années, la ville s’était remise du Covid et connaissait un nouvel âge d’or.
Construit il y a cinq ans, l'Oasis Resort Ayla est un luxueux complexe aux airs de cité artificielle. © Laura König
« Aqaba a tout ce qu’il faut : le soleil, la mer et le désert. La ville fait partie du triangle d’or avec le Wadi Rum et Petra. Notre objectif était qu’Aqaba devienne une plaque tournante mondiale », relate Fares Ajlouni, directeur du tourisme à l’Aseza. Cette vision est devenue réalité : la population d’Aqaba est passée de 88 000 habitants, au début du siècle, à plus de 240 000 aujourd’hui.
Un hôtel à moitié vide
En 2001, Aqaba a inauguré une zone économique spéciale pour « attirer des investisseurs et des touristes », indique-t-il. Pas de droits de douane, pas d’impôts sur le revenu pour les entreprises de transit et d’exportation, les exemptions fiscales et douanières sont nombreuses. Depuis cette création, le volume total des investissements s’élève à environ 26 milliards de JOD (34 milliards d’euros), principalement pour des projets touristiques et d’infrastructures.
La piscine d'un hôtel cinq étoiles, complètement déserté, à Aqaba. © Laura König
Un peu à l’écart du centre-ville, le Oasis Resort Ayla est un symbole de cet âge d’or. Sorti de terre il y a à peine cinq ans, ce complexe d’1,5 milliard de dollars témoigne de la démesure. Il a été conçu par Sabih Al-Masri, un homme d’affaires jordanien d’origine palestinienne. Lagons, villas et hôtels, yachts et le premier parcours de golf de 18 trous en Jordanie : Ayla est une cité artificielle à part. Mais comme les autres, ces complexes de luxe restent désespérément vides depuis octobre. Derrière son comptoir, Nour Abdullah, 22 ans, réceptionniste au Double Tree Hilton ne sait quoi faire de ses journées : « Nous avons même parfois enregistré un taux zéro d’occupation. J’ai peur de perdre mon travail. » La plupart des réservations ont été annulées ou reportées. Selon l’Aseza, depuis octobre, le taux d’occupation des hôtels a diminué d’un quart. Salah Aldin Albitar, président de l’association des hôtels d’Aqaba, situe, lui, la baisse de l’activité des hôtels entre 70 % et 80 %.
Lors de la période Covid-19, le gouvernement a mis en place des aides pour soutenir l’économie et le tourisme. Mais aujourd’hui, malgré l’impact de la guerre à Gaza, « le gouvernement n’a pas baissé les taxes », regrette Salah Aldin Albitar. Alors, les hôtels font la chasse aux dépenses. Un cinq étoiles a fermé la moitié de son bâtiment pour réduire les factures d’électricité et d’eau dans les premiers mois de la guerre. Une des piscines a également été condamnée temporairement et « les jacuzzis ne fonctionnent pas tout le temps, d’après une responsable de l’établissement. Tout était au minimum mais nous avons survécu ». Mi-mai, l’hôtel affichait en moyenne une occupation réduite de moitié, réhaussée certains jours grâce aux vacances des Jordaniens. La période du ramadan a certes permis aux hôtels de se refaire une santé grâce aux visiteurs du pays mais cette parenthèse n’a pas duré. De l’autre côté de la ville, Abed, qui travaille au magasin Maelk Mayuleh qui vend des snacks et des boissons, explique que son patron a licencié quatre de ses huit employés. Certains commerces et hôtels ont fermé pour quelques mois ou définitivement. La haute saison touristique d’octobre à avril est ratée.
Des touristes différents
Une situation qui fait le bonheur des rares visiteurs. À l’heure du déjeuner, des Français, sac remplis de mets typiques, assument leur opportunisme. Ils ont pris leurs billets d’avions pour la Jordanie estimant qu'« avec la guerre, peu de touristes s’y trouveraient ». Les voyageurs ont fait le tour des sites les plus touristiques de Jordanie avant de finir leur séjour à Aqaba. Le manque de touristes « s’est renforcé depuis le début du conflit, donc on se concentre plus sur le marché local », selon Fares Aljouni, directeur du tourisme de l’Aseza. Des événements et des réductions sont mis en place dans les hôtels, les restaurants et les transports pour attirer les Jordaniens et les touristes d’autres pays arabes. Tenter de vivre grâce aux visiteurs nationaux reste une « alternative mais qui n’est pas suffisante sur le long terme pour faire vivre l’économie touristique d’Aqaba », avance-t-il.
Les Jordaniens et les voyageurs des pays proches (Arabie Saoudite, Égypte...) n’ont pas les mêmes habitudes de consommation et n’ont pas la même vision du voyage. « Les visiteurs de la région viennent surtout pour profiter de la mer plutôt que de payer pour des activités. Les étrangers, eux, cherchent de "nouvelles expériences" comme découvrir la musique et la gastronomie », raconte Osama, le jeune guide d’Aqaba by locals. Tous sont attirés par le trésor du golfe d’Aqaba : les récifs coralliens à seulement quelques mètres du bord des plages. Dans le grand complexe d’Ayla, entre les yachts, Talal Abumahfouz est assis dans le salon de son voilier. Les quatre bateaux de son centre de plongée Sharks Bay Divers restent à quai depuis octobre. « Nous avons 100 % d’annulation jusqu’à aujourd’hui. Cela touche non seulement ma famille mais aussi celle de mes employés. » Même constat dans une boutique d’accessoires de plongée où Rami travaille, dans une artère du centre-ville, la rue du roi Hussein. Face au manque de touristes, il a baissé les prix. « Les personnes qui viennent maintenant, ne veulent et ne peuvent pas payer le même prix que les touristes internationaux. »
Hôteliers, commerçants, moniteurs de plongée : les professionnels du secteur espèrent voir revenir les voyageurs internationaux. Ramadan Albaba et son fils Khalil ont des origines gazaouies, ils disent avoir déjà perdu plus de quinze proches à Gaza. Tous les deux ont leur propre magasin d’épices à quelques mètres l’un de l’autre. Eux aussi sont désertés. Ramadan Albaba relativise : « Ce n’est pas grave quand on pense à ce qui se passe dans la guerre à Gaza. Ce qui compte vraiment c’est que la guerre se termine bientôt. »
Alexia Lamblé
Laura König
Avec Thanaa Nazzal
Au port, le commerce au ralenti
Avec ses 25 kilomètres de côtes et ses onze terminaux, le port d’Aqaba est la porte d’entrée commerciale de la Jordanie. Or, en mer Rouge, les nombreuses attaques de navires par les rebelles houthistes du Yémen depuis le début de la guerre à Gaza perturbent le commerce maritime mondial et notamment le port d’Aqaba. De nombreuses grandes lignes maritimes mondiales ont été déroutées vers le cap de Bonne-Espérance (Afrique du Sud), à 6 000 kilomètres plus au sud. Les bateaux venant de la mer d’Arabie doivent à présent éviter la mer Rouge et ses deux passages stratégiques, le détroit de Bab Al-Mandab et le canal de Suez. Une situation qui augmente les délais et fait perdre de l’argent aux transporteurs maritimes.
Selon la compagnie gouvernementale des opérations et du management portuaire d’Aqaba, les bateaux prennent « au moins deux semaines de retard ». En témoigne la zone de déchargement vide en face du bâtiment d’administration de l’entreprise. Cette situation coûte cher : le prix des contrats passés avec les entreprises et les assurances des bateaux et des marchandises a considérablement augmenté. Ceci explique que le trafic maritime a diminué de 10 à 20 % à Aqaba. Pour le général manager, c’est le terminal de conteneurs (ACT) situé non loin, qui est le plus touché. Selon l’Association jordanienne de logistique (JLA), le port n’a déchargé que 87 708 conteneurs entre janvier et mars 2024, soit une baisse de plus de 20 % par rapport à l’année précédente. Même constat pour les exportations avec une baisse de 29 %.