Plus de la moitié de l'eau puisée dans la nappe phréatique d'Azraq est dédiée à l'agriculture. © Zoé Dert-Chopin
« Personne ne vous en parlera », introduit Mohammed*. Les minutes passent et cet ancien agriculteur accepte finalement d’évoquer le sujet tabou : les puits qui pullulent dans cette terre assoiffée. Mohammed parle de puits « non certifiés », la plupart les qualifieront d’« illégaux ». Si un décompte fiable est compliqué à obtenir, on en compterait entre 150 et 500 à Azraq. Ceux connus des autorités sont simplement considérés comme « enregistrés ». « Le gouvernement utilise des satellites, jure Mohammed, désabusé. Aucun puits ne lui échappe. » Ce fléau a un nom. « C’est le surpompage », tranche Omar Shoshan, natif d’Azraq et président de l’Union environnementale de Jordanie (JEU), rassemblant une dizaine d’Organisations non gouvernementales (ONG) environnementales. Pourtant, sur le papier, les propriétaires doivent respecter des critères si restrictifs que les acteurs locaux estiment qu’il est « impossible d’en creuser ». Du moins, d’en creuser légalement. À l’inverse, Omar Shoshan dénonce le laxisme gouvernemental. D’après son expérience, il faudrait « renforcer la loi ».
De la nappe phréatique d’Azraq, entre 40 et 60 millions de m3 d’eau sont prélevés par an. Or, c’est plus de trois fois ce qu’il faudrait pour qu’elle se recharge durablement. Plus de la moitié de cette eau pompée est dédiée à l’agriculture, 20 % est capté illégalement. « Nous prenons plus que nous n’avons », s’attriste Fyad Al-Zyoud, un agriculteur d’Azraq qui, de son côté, affirme ne pas posséder de puits illégalement creusés sur le terrain de son exploitation.
Cinq ans de prison pour les propriétaires
Quand Mohammed reprend le domaine familial, il récupère aussi le puits qu’avait creusé son père, bien avant que le gouvernement prenne en main la gestion de l’eau à partir des années 1980. Ce n’est qu’en 2002 que les puits non certifiés commencent à être surveillés. Aujourd’hui, les cavités sont remblayées et les propriétaires de puits illégaux encourent jusqu’à cinq ans de prison. Théoriquement. En fait, le remblayage est rare, comme l’établit la géographe jordanienne Majd Al Naber dans sa thèse dédiée au sujet. Par ailleurs, les autorités distribuent plutôt des amendes. Souvent, de plusieurs milliers de dinars jordaniens. À ce titre, ils ont réclamé à Mohammed 2 000 JOD (soit 2 600 euros) quand il a repris l’exploitation. « J’ai réussi à faire baisser la facture à 900 JOD. Chaque année, ça a été la même chose. Je leur ai dit que je ne paierai pas. Cette ferme était sur les terres de mon père et je ne faisais pas de bénéfices suffisants pour payer la somme qu’ils me demandaient. » Sous la pression, Mohammed a fini par vendre ses terres et le puits avec.
Samia Tarabeya, militante druze, adore faire découvrir sa région. © Lisa Delagneau
Si le problème des puits illégaux persiste, c’est aussi en raison d’une opposition de conception liée à la souveraineté du territoire. Cette dernière est révélatrice d’un centralisme jordanien pris en étau par les revendications tribales ambiantes. En 1982, avec l’arrivée de l’Autorité jordanienne de l’eau, les habitants se sont fait retirer la gestion collégiale du bassin d’Azraq. Depuis, les frustrations s'accumulent à mesure que le droit de disposer sans contrôle étatique de cette ressource leur a été peu à peu confisqué. Les communautés locales, druzes et bédouines, estiment être sur la terre de leurs ancêtres et donc en droit d’en prélever librement l’eau souterraine, comme ils en ont toujours eu l’usage.
Plus de 100 000 euros pour construire un puit
C’est aussi dans les années 1980 que les élus locaux, issus des communautés historiques d’Azraq, ont commencé à vendre des terres qu’ils considéraient leur appartenir tandis qu’elles étaient officiellement propriétés de l’état. « Ils font affaire avec les gros investisseurs qui viennent des grandes villes grâce à des prix attractifs pour eux », témoigne Omar Shoshan. Nombreuses sont les terres vendues avec un puits illégal ou sur lesquelles on envisage d’en creuser. L’eau puisée sert en particulier à cultiver de la luzerne – dédiée à l’alimentation du bétail. La chercheuse Majd Al-Naber rapporte que l’état a tenté de dissuader ce type de culture bon marché et gourmande en eau. En vain.
Illégal ou non, creuser un puits coûte environ 80 000 JOD. L’entretenir est également coûteux. Et ceux qui sont illégaux ne sont généralement exploités que pendant un ou deux ans. « L’eau pompée n’est pas de bonne qualité ou insuffisante. Les gens creusent n’importe où », rapporte le président de JEU.
Fyad Al-Zyoud et son frère Osama ont plus de cent hecatres de terre. © Zoé Dert-Chopin
Omar Shoshan n’est pas seul à dénoncer ces dérives, dont la grande perdante est l’écologie. Samia Tarabeya est une activiste environnementale et militante druze pour la sauvegarde des traditions communautaires d’Azraq. Elle déplore une productivité qui n’a plus rien à voir avec les traditions communautaires revendiquées par les élus locaux. La jeune femme se sent trahie par les autorités et rapporte avoir fait face à de lourdes pressions : « On est faibles face aux responsables politiques. Ils sont originaires d’ici mais ce qui compte pour eux, c’est leur place de privilégiés. »
« Être plus autonomes en eau »
« On doit se référer aux pratiques ancestrales en bonne intelligence avec l’oasis », renchérit Omar Shoshan. Le sol n'étant pas suffisamment riche, des archéologues ont justement noté que, par le passé, les terres d’Azraq n’étaient pas utilisées pour l’agriculture. Jusque dans les années 1970, le maraîchage est resté à l’échelle domestique et les habitants dépendaient essentiellement des ressources offertes par l’oasis.
Des innovations sont intégrées dans le paysage pour surveiller le niveau d'eau. © Zoé Dert-Chopin
S’il est conscient des enjeux environnementaux, l’agriculteur Fyad Al-Zyoud, propriétaire d’une centaine d’hectares, ne reviendra pas aux anciennes pratiques. Avec son frère Osama, agronome par ailleurs, ils sont persuadés que leur salut viendra de la technologie de premier plan pour mieux utiliser l’eau. Fyad Al-Zyoud a investi des dizaines de milliers de dinars jordaniens dans une station alimentée par énergie photovoltaïque. Celle-ci leur envoie quinze données par jour et permet d’anticiper d’éventuels aléas météorologiques. Aussi, des vannes automatiques sont reliées à un ordinateur permettant d’optimiser à distance l’irrigation dans l’exploitation. « Résultat, moins de main d’œuvre, moins de coûts et de l’eau pour les générations futures. »
C’est également pour cette raison que le Jordanien aux racines bédouines refuse catégoriquement de cultiver de la luzerne. « Quand le Covid-19 est arrivé, nous avons expérimenté différentes associations de cultures pour être plus autonomes et moins dépendants en eau », partage-t-il, savourant quelques grains de blé planté au pied de ses vignes. Quarante hectares d’oliviers signalent l’entrée du domaine situé à l’est du bourg d’Azraq. Le premier d’entre eux, au tronc plus chétif que les autres, fait la fierté de Fyad Al-Zyoud.
« Initialement, c’est la bouture d’un olivier vieux de 2 000 ans que nous avons prélevé au cœur du désert du Wadi Rum », se remémore le sexagénaire à l’œil vif, en caressant les jeunes feuilles. Le propriétaire terrien voit en cette variété robuste un espoir : celui d’adapter ses cultures à la sécheresse qui guette la région à mesure que s’intensifie le changement climatique.
Zoé Dert-Chopin