Créé en 2012, le cimetière public musulman situé dans le quartier de la Meinau ne cesse de s’agrandir. D’abord contraintes par la pandémie de Covid-19 puis par choix, de plus en plus de familles décident d’y inhumer leurs proches.
Le cimetière public musulman se situe à la limite des communes de Strasbourg et de Illkirch-Graffenstaden. © Elsa Rancel et Louise Pointin
Aujourd’hui, plus de 1 000 personnes reposent dans le cimetière public musulman. S’y faire enterrer est entré peu à peu dans les habitudes des fidèles bas-rhinois. Ils souhaitent que leurs familles puissent se recueillir sur leur tombe après leur décès. Habitant de la Meinau depuis plus de quarante ans, Azzedine Tabete, chargé de la surveillance du cimetière, ne se voit pas quitter le quartier où il a vécu, travaillé et construit sa famille. "Je veux que quand mes enfants et mes petits-enfants viennent au foot, ils puissent penser à moi (le cimetière est situé à côté des terrains de foot de la Canardière, NDLR)", explique-t-il. Jalila Bekhouche, née en France, est catégorique : "Pour moi, mon pays, c’est la France, alors je veux me faire enterrer ici." Cette tendance à se tourner vers l’inhumation à Strasbourg s’est amplifiée depuis la pandémie de Covid-19.
À cause de la pandémie et de la fermeture des frontières, le nombre d'enterrements au cimetière musulman a augmenté. © Louise Pointin
Un changement générationnel
Le choix du lieu d’inhumation peut encore faire débat et provoquer des discordes au sein des familles. Aihmad, habitant de Strasbourg depuis sa naissance, accroche son vélo sur les arceaux gris devant le cimetière. Il vient déposer des fleurs sur la tombe de son père, décédé en septembre 2023. Sa sœur et lui ont décidé de garder leur parent près d’eux, “pour ne pas le laisser seul au Maroc”. Ce choix a créé des tensions avec sa mère, depuis apaisées.
Si certaines personnes gardent la possibilité du rapatriement par la prévoyance, “la question ne se pose plus tant que ça parmi les fidèles que je côtoie”, estime Saliou Faye, imam de la Mosquée de la Fraternité. Les musulmans arrivés en France entre les années 1950 et 1960 pensaient qu’ils rentreraient dans leur pays après leur retraite. Beaucoup étaient réticents à l’idée d’enterrer leurs proches à Strasbourg. À cause de l’éloignement avec leurs familles restées au pays, ils redoutaient que leurs tombes soient abandonnées. Mais cette crainte se dissipe. Leurs enfants sont nés et ont fondé leurs familles en France. Cette présence rassure aussi quant à la pérennisation de la concession.
Nouvelle extension en cours
Cette évolution des pratiques funéraires génère une nouvelle problématique : le manque d’espace. Deux extensions du cimetière ont déjà vu le jour depuis sa création en 2012, doublant quasiment le nombre d'emplacements. “On a passé toute notre vie ici, on aimerait vraiment avoir une place”, s’inquiète Azzedine Tabete. C’est une crainte que partage Lidia Bekhouche. Elle aurait voulu en “réserver” une. Sa mère éprouve le souhait d’être inhumée auprès de sa fille. Selon le gestionnaire du cimetière, il n’y a pas lieu d’être inquiet concernant un potentiel manque de places. “Il y en aura probablement pour au moins dix ans avec la nouvelle extension”, estime-t-il. Un chantier débutera dès 2024 sur le terrain vague accolé au cimetière public musulman pour l’agrandir.
Le vendredi, jour de prière, de nombreux visiteurs poussent le petit portail marron du cimetière public musulman, non loin du lac du Baggersee. Certains arrivent seuls, des roses blanches à la main, d’autres viennent entre mères et filles. En sortant, quelques-uns vont prier à la Mosquée de la Fraternité sur le trottoir d’en face. Grâce à la particularité du droit local d’Alsace-Moselle, les musulmans strasbourgeois ont depuis 2012 un endroit qui leur est réservé pour se faire inhumer : le cimetière public musulman de la Meinau.
Parmi ces visiteurs, Jalila Bekhouche, résidante du Neuhof, vient se recueillir sur la tombe de son père décédé en décembre 2022. Dans ses dernières volontés, ce dernier a laissé la décision à ses proches de rapatrier ou non son corps au Maroc. "On a toute notre famille ici. On a fait ce choix pour nous", justifie-t-elle.
Azzedine Tabete souhaite se faire inhumer à la Canardière. © Elsa Rancel
"Ça fait du bien à ceux qui restent"
Sur l’année 2020, 186 enterrements ont eu lieu au cimetière public musulman, soit deux fois plus qu’en 2019. Certaines familles ont dû le faire à contrecœur. Covid oblige, le rapatriement des corps est devenu impossible. "On a été bloqué et même humilié !", s’énerve Khadija en repensant à son père inhumé en France contre sa volonté. Comme beaucoup de musulmans, il avait cotisé à une assurance pour que son corps soit rapatrié en Algérie. Mais trois ans après, Khadija le reconnaît : "Ça fait du bien à ceux qui restent de pouvoir aller le voir ici." Depuis la réouverture des frontières fin 2021, les musulmans peuvent à nouveau choisir leur lieu de funérailles. "Et toi, tu te feras enterrer près de papa ?", lance-t-elle à sa mère. Élusive, cette dernière rétorque : "La terre, c’est le Dieu qui choisit !"
Depuis la Covid-19, de plus en plus de familles trouvent dans le cimetière un lieu de recueillement. © Elsa Rancel
Le cimetière public musulman ne cesse de s'agrandir. © Elsa Rancel
Une particularité du droit local d'Alsace-Moselle
Le gouvernement de la IIIe République promulgue la loi sur la laïcité en 1905. À cette époque, l’Alsace-Moselle est annexée par la Prusse. Après la Première Guerre mondiale, la région réintègre le territoire français mais le gouvernement y maintient le régime du Concordat de 1801. Il permet, entre autres, la construction de cimetières confessionnels dans toutes les communes où plusieurs cultes sont représentés.
Louise Pointin et Elsa Rancel