Le film de Jonathan Glazer, La zone d’intérêt, raconte la vie de famille paisible du commandant d’Auschwitz, en bordure du camp d’extermination. Cette proximité glaçante se retrouve au camp du Struthof, en Alsace, où une villa avec piscine côtoyait l’horreur absolue.
La villa Erhet, construite avant la guerre, avait une vue directe sur l’enceinte du Struthof. © Célestin De Séguier
Imaginez une maison alsacienne, à la frontière des Vosges, à une soixantaine de kilomètres de Strasbourg. Lovée contre les pins à 800 mètres d’altitude, elle est bordée d’un riche potager où fruits, légumes, fleurs et tubercules poussent à foison. Le matin, le chant des oiseaux vous réveille. La journée commence, vous poussez les volets. À droite, l’eau bleue de la piscine. À gauche, un mirador et une double rangée de barbelés électriques veillent. Ils s’assurent que les 6 000 prisonniers du Konzentrationslager (KL - camp de concentration) Natzweiler-Struthof restent dans l’ombre, à l'abri des regards.
Ce quotidien, c’est celui de Joseph Kramer, commandant du Struthof - seul camp de concentration construit sur le territoire français - d’octobre 1942 à mars 1944. Comme d’autres « Lagerkommandant » (commandant du camp), Kramer a établi l’une de ses résidences au plus près du camp qu’il administrait, au cœur des horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Rudolf Höss, concepteur du camp d’extermination d'Auschwitz, a fait la même chose.
L’odeur des corps calcinés par le four crématoire se répandait parfois jusque dans le fond de la vallée. © Célestin De Séguier
Sa vie a été récemment mise à l’écran par le réalisateur Jonathan Glazer dans son film La zone d’intérêt. Pendant près deux heures, le spectateur découvre le quotidien de la famille Höss : un mari, une épouse, trois filles, deux garçons et un chien. Une vie sans histoire, si ce n’est un mur qui les sépare du génocide des juifs, des tziganes et autres ennemis du régime nazi. Le spectateur est aveugle, l’horreur n’a pas de visage mais elle s’entend. Hurlements, coups de feu, de fouet, râles d’agonie, ronflement des cheminées, des fours crématoires et des trains.
Une auberge à quelques mètres de la chambre à gaz
Avant la guerre, le Struthof était connu pour ses pistes de ski. En 1940, après la déroute de l’armée française, l’Alsace est annexée et les nazis découvrent sur place une importante réserve de grès rose. Ils décident d’y établir un camp de travail, réquisitionnent la villa et l’auberge attenantes. « Plus de 200 soldats d’une garnison SS et 80 personnels administratifs étaient présents ici, confie sur place un guide du Centre européen du résistant déporté du Struthof (Cerd). Si la plupart sont logés dans le camp des gardiens, à l’emplacement de l’actuel mémorial et de la nécropole, quelques-uns étaient logés dans l’auberge voisine de la chambre à gaz expérimentale, construite en contrebas du site principal. »
Avec piscine et jardin potager, les résidents de la villa Erhet bénéficiaient d’un cadre (presque) idyllique. © Célestin De Séguier
Pendant les quatre années d’activité du camp de concentration, cinq commandants SS se succèdent. Seul le troisième, Joseph Kramer, a véritablement résidé dans la villa Ehret. « Le bâtiment a été aménagé pour intégrer son logement ainsi qu’un centre de communication. Malgré sa proximité avec le camp, elle restera toujours en dehors de ses murs », raconte Guillaume Simon, archéologue et guide au Cerd depuis deux ans, qui organise la visite ce matin-là.
“L’objectif était d’humilier les déportés au-delà de la mort”
Depuis la maison typiquement alsacienne en forme de losange, on ne voyait pas la cheminée, mais on sentait les effluves de la cheminée du four crématoire. À quelques dizaines de mètres, ils brûlaient les corps des déportés achevés par le travail forcé. « Une fois les corps calcinés, les cendres des non germaniques étaient jetées dans la fosse aux cendres, reprend le guide. Une fosse commune où se déversaient également les eaux usées du camp. L’objectif était d’humilier les déportés au-delà de la mort. » Leurs cendres étaient récupérées par des prisonniers pour être utilisées comme engrais dans le potager de la kommandantur, près de la villa.
Une nécropole et un mémorial ont été érigés au niveau de l'ancien camp des gardiens SS. © Célestin De Séguier
Aujourd’hui, le Struthof est devenu un lieu de mémoire. « Contrairement à Auschwitz, nous sommes ici dans un camp de travail, pas d’extermination. Cela fait moins de bruit car la journée, les déportés travaillaient à l’extérieur. Le site est en pleine montagne, il n’y avait personne qui puisse témoigner de ce qui se passait », explique Guillaume Simon. Parmi ces déportés, issus de plus de trente nationalités, des prisonniers politiques, de droit commun, des résistants, des homosexuels, des juifs, et des « Nacht und Nebel » (Nuit et brouillard), voués à disparaître. « Pour les SS, ils étaient tous des « Stück », des morceaux. Les journées de travail pouvaient durer jusqu’à douze heures. L’objectif était de les épuiser.» Sur les 17 000 qui ont transité par le camp, 3 000 n’en sont jamais ressortis.
Sur le plan historique, les certitudes manquent quant aux conditions de vie et au quotidien précis des « Lagerkommandant » du KL Natzweiler-Struthof. Certains guides insistent sur la nécessité de poursuivre les recherches sur ce point. « Plus de 500 000 archives attendent encore d’être ouvertes et dans les dix années à venir, ce sont encore bien d’autres qui seront déclassifiées », confie l’un d’entre eux. Le travail est encore long avant que la « Zone d’intérêt » ait dévoilé tous ses secrets.
Célestin de Séguier et Jean Lebreton
Édité par Baptiste Huguet