À Strasbourg, le collectionneur Alain Berizzi expose jusqu’à fin mars une série de portraits d’intérieurs intitulée « Chambre noire ». Prise entre 1880 et 1945, dans un studio alsacien, elle plonge dans l’histoire de la région.
Le cliché, une allégorie de la Lorraine et de l'Alsace, a été pris par Émile Lorson fils dans les années 1930 dans un studio alsacien. © Camille Gagne Chabrol
Un cheval à bascule usé par le temps et une playlist qui alterne entre chansons tradis allemandes et françaises. Dans cette petite salle d’exposition strasbourgeoise le temps semble suspendu au début du siècle dernier. Ce que l’on vient voir ici, c’est l’exposition « Chambre noire », une centaine de portraits en noir et blanc, accrochés aux murs. Religieux, jeunes enfants, nouveaux mariés, militaires, sapeurs-pompiers, patriarche moustachu, tous y sont passés, posant fièrement, souvent de trois-quarts et le regard au loin. Des photographies, « symboles de la société de l’époque », note Alain Berizzi, à l’origine de cette exposition.
Comme souvent pour Alain Berizzi, l’aventure a commencé dans une brocante. Ce chargé de communication, fervent collectionneur depuis 40 ans, écume les marchés aux puces de la région à la recherche de nouvelles trouvailles. C’est lors d’une de ses maraudes hebdomadaires dans Strasbourg, qu’il découvre au fond d’un sac en plastique, ce lot d’une centaine de plaques de verre photographiques.
Après six mois d’enquête, le collectionneur identifie le studio de photographie où les portraits ont été pris. Un studio strasbourgeois, anciennement situé sur la grande île qui fut successivement tenu par Émile Lorson père entre 1880 et 1917 et repris à sa mort par Émile Lorson fils jusqu’en 1945. Une plongée dans l’histoire alsacienne.
Les portraits, le miroir des changements sociétaux
« L’atelier photographique est un miroir de la société qui se développe, avec ses complexités historiques », affirme Alain Berizzi en balayant sa salle des yeux. Entre 1871 et 1945, le peuple alsacien a connu pas moins de trois conflits franco-germaniques et cinq changements de nationalité. Cette situation a causé des problématiques identitaires, dans ce territoire tantôt français, tantôt allemand. Une oscillation qui se remarque dans les portraits d’Émile Lorson, surtout fils.
« Émile Lorson fils a par exemple pris ce portrait dans les années 1930 », pointe Alain Berizzi en s’approchant du portrait de deux jeunes femmes, représentant les allégories de l’Alsace et de la Lorraine. « Avec leurs cocardes bleues, blanches, rouges, elles sont ici le symbole de la France victorieuse. »
De l’autre côté de la salle, c’est un tout autre public qu’il a photographié dans les années 1940. Côte à côte, des portraits de jeunes militaires allemands arborant au bras des croix gammées ou d’autres symboles belliqueux, à l’instar de ce très jeune soldat, pris de plein pied, les insignes de la célèbre bataille de Barbarossa accrochés sur la poitrine.
Le photographe, simple observateur ?
À l’arrière de certains portraits de militaires nazis, ce collectionneur a été surpris de découvrir des coupures de journaux de l’époque. « Dans cet article, il est écrit par exemple que 80 000 étoiles jaunes ont été distribuées », traduit-il de l’allemand. « Cela prouve que le photographe était au courant de l’actualité. Et il sait que l’histoire laisse des traces, il sait qu’il y a des choses terribles qui sont en train de se passer devant lui. » Mais alors, « le photographe s’est-il à un moment posé la question de ce qu’il faisait avec son travail ? », Alain Berizzi n’a pas encore toutes les réponses à ses questions.
Et puis, il y a une photographie qui détonne. Quatre jeunes hommes en rang d’oignon, vêtus de pseudo robe de juge portant des barbes postiches, un maquillage clownesque et de hauts chapeaux, parfois avec une tête de mort. « Peut-être des étudiants qui ont réussi leurs études ou une caricature de ce rôle », avance Alain Berizzi. Une ambiance carnavalesque qui rompt avec ce havre de sérieux et d’esthétisme.
Camille Gagne Chabrol
Édité par Tara Abeelack