Lavasa, Etat du Maharastra
«Welcome to Lavasa. »Le garde en tenue légère tend une feuille imprimée à travers la vitre de la voiture. Un « guide du visiteur », qui explique au touriste comment se comporter dans cette ville privée. Et dont le nom, par précaution, est enregistré à l'entrée. La descente vers l'immense complexe immobilier peut débuter. Lavasa, dans l'Etat du Maharastra, apparaît, quelques kilomètres en contrebas de la crête, enserrée au creux de montagnes fleuries. Une route en lacets, qu'on dirait construite la veille, mène à Dasve Town, la première – et pour le moment unique – ville du territoire foncier de Lavasa. Le trafic est inexistant, quelques camions-citernes quand même et des berlines poussiéreuses. Le lac artificiel, retenu par le barrage privé, semble sur le point de déborder. Quelques immeubles colorés s'alignent sur les rives. Tout autour, des ouvriers fourmillent dans des squelettes de bâtiments. Lavasa est un gigantesque chantier à ciel ouvert, installé au coeur d'un sanctuaire végétal.
Maire et propriétaire
Débuté en 2004, le chantier doit faire émerger, pour 2025, la première hill city indienne – une station d’altitude destinée aux puissants – construite depuis l'indépendance. Mais aussi la première ville indienne entièrement gérée par une société privée, Lavasa Corporation, filiale d'Hindustan Construction Company (HCC), géant indien du bâtiment. Le « maire » de la ville, l'Américain Scot Wrighton, et son conseil municipal, ne sont pas élus ; ils sont désignés par l'entreprise. Les habitants n'ont pas leur mot à dire. Pour toute réclamation, s'adresser au service clientèle. Répartie sur dix mille hectares de terrain, Lavasa ambitionne d’accueillir 200 000 résidents et 2 millions de touristes annuels. Un projet titanesque pour offrir à l'élite indienne un mode de vie au luxe stratosphérique : golf, université, infrastructures de pointe, électricité à l'envi et eau chaude au robinet. Loin, bien loin des standards urbains du pays. A terme, cinq villes devraient sortir de terre.
Dasve, initialement prévue pour 2010, sera terminée « début 2014 », confie un responsable de Lavasa.vSur 600 villas et 900 appartements, « 95 % des logements sont déjà acquis », nous dit-on, et la ville accueillerait déjà « 3 000 résidents ». La seconde, Mugaon, est programmée « pour 2015 ». Des trois autres villes, aucune trace pour le moment.
L'environnement menacé
Avec un projet dirigé par le magnat Ajit Gulabchand et un chantier placé au coeur d'un site inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO, la démesure de Lavasa est à la hauteur de la polémique qu'elle suscite. Le 25 novembre 2010, les travaux ont été suspendus après qu'une comission d'enquête a constaté plusieurs violations des lois environnementales. La construction a finalement repris en novembre 2011.
Pour Vishwambhar Choudhari, membre du Mouvement national de l'alliance des peuples, qui milite contre le projet, la gestion de l'eau par Lavasa, situé en amont de Pune, est un danger majeur pour les habitants de la région : « Cette année, la sécheresse a frappé Pune, dont le barrage principal manquait d'environ 10 % d'eau. Pourtant, à Dasve, le lac, destiné au confort de quelques milliers de personnes, était plein à ras bord. Ils ont déjà construit deux réservoirs et ils veulent en construire encore huit. En contrebas du lac artificiel, le réservoir de Varasgaon s’est réduit à une rivière.
Lavasa possède également le statut de Special Planning Authority, délivré par l'Autorité de développement urbain du Maharashtra, qui lui donne pleins pouvoirs pour aménager son territoire. Une situation sans précédent juridique en Inde. Pour le Dr Choudhari, le procédé est loin d'être transparent : « Vous savez qui supervise Lavasa? Sharad Pawar (le ministre de l'Agriculture). Et vous savez qui est le numéro 2 de l'Etat du Maharashtra ? Ajit Pawar (son neveu). » Résultat : pour la première fois, en Inde, une société privée est dotée des mêmes droits qu'une entité publique. Et peut déjà, avant même d’être terminée, se gouverner elle-même.
Thibault Prévost
Au bord du lac, des immeubles chatoyants apparaissent. Inspirée du hameau italien de Portofino, Dasve a tous les atours d'une ville lacustre à l'européenne. Si la première des cinq futures villes de Lavasa est presque livrée, les quatre autres n'existent encore que dans la réalité virtuelle du DVD promotionnel. Le chantier a pris du retard, pour une simple raison : dans les vallées voisines, les habitants indigènes refusent de vendre leurs terres à la compagnie.
Quatre kilomètres à l'est de Dasve. Mugaon, hameau de 25 maisons, rassemble les propriétaires de plusieurs centaines d'hectares de terrains agricoles, à l'endroit où Lavasa a prévu de faire pousser une autre ville, qu'elle nommera également Mugaon. En face du village, une carrière se dresse, et des tonnes de pierres sont charriées quotidiennement. Le gros oeuvre a débuté malgré la réticence des villageois, échaudés par l'expérience de leurs ex-voisins de Dasve. Et ce hameau du bout du monde est devenu un repaire d'activistes.
Kajal Margale a 11 ans et toise les étrangers avec un regard qui n'a rien d'enfantin. Elle est la fille de Leelabai Margale, devenue chef de file du mouvement de résistance à Lavasa depuis que la compagnie a fait passer, il y a 7 ans, une route au milieu de son champ. Elle se dit désormais la cible privilégiée des employés de Lavasa. Ses filles aussi, raconte Kajal : « Ils visent les personnes âgées, analphabètes, pour leur acheter leurs terres. Parfois, ils attendent que les enfants soient seuls pour les menacer verbalement. »
Le patriarche de Mugaon, Babu Walhekar, 65 ans, est un vieil homme dépité. Depuis le début des travaux, juste en face du village à la végétation égrotante, la vie n'est plus la même. Lavasa et ses machines ont presque tari l'unique source du hameau, et la sécheresse s'est installée dans la vallée, raconte-t-il en montrant du doigt l'ancienne source du village. Pourtant, il ne bougera pas. « Ceux de Dasve se sont fait avoir, et ils vivent dans des conditions pathétiques. Nous sommes trop entêtés pour vendre ce terrain, peu importe le prix. » Quinze jours plus tôt, Lavasa, dit-il, leur a proposé 400 000 roupies (6000 euros) pour leurs 160 hectares de terrain. Une somme faramineuse pour ces modestes agriculteurs, qui parviennent tout juste à vivre de leur production.
Après l'interruption du chantier décretée par le Ministère de l'environnement, entre novembre 2010 et novembre 2011, l'entreprise a du mettre en place des programmes de responsabilité sociale pour pouvoir reprendre la construction. Outre la mise en place de systèmes de proptection de l'environnement, Lavasa a créé une école primaire et élémentaire gratuite pour les enfants des villageois, même si tous ne la fréquentent pas. « Oui, certains enfants bénéficient de cette éducation, et c'est une très bonne chose », admet Babu Walhekar.
Thumabai Walhekar est un flot ininterrompu de vindicte en maharati : « Ça a commencé il y a 8 ans. Un jour, on est venu travailler aux champs, et il y avait des bulldozers dedans. » L'action des uns enclenche la réaction des autres, dans ce qui est devenu une guerre d'usure. Et tous les moyens sont bons, selon elle, pour faire plier les villageois: « Ces derniers mois, ils balançaient les eaux usées dans les sources des villages, et les gens tombaient malades», raconte-t-elle. Elle précise que la répression se serait arrêtée deux semaines avant notre arrivée.
Entre deux passages de camions chargés de gravats, un camion-citerne s'arrête au village. « Lavasa nous fournit de l'eau dans ce réservoir en plastique tous les 4 à 5 jours. Il contient 10.000 litres, mais c'est trop peu pour tout le village », déplore Babu Walhekar. Handicapés par le manque d'eau, les habitants peinent à survivre. « Nous avons tous candidaté pour travailler à Lavasa, à un moment ou à un autre, ces neuf dernières années. Ils préfèrent travailler avec des gens venus d'ailleurs. » Sur les quelque 2500 ouvriers du chantier, la majorité est étrangère au Maharashtra, confirme le préposé aux embauches.
Aujourd'hui, le chantier a repris. Lavasa se targue désormais de « développer une région oubliée par les autorités » tout en « préservant l'environnement ». Chaque jour, la nouvelle ville de Dasve se concrétise un peu plus, et chaque jour, le début de la construction de Mugaon se rapproche. Lorsqu'on demande au porte-parole de Lavasa l'agenda des travaux, il répond, sûr de lui : « Mugaon sera prête en 2015. » Et attirera touristes et investisseurs. Un rêve ne connaît pas d'obstacles.
Photos et textes de Thibault Prevost